Dans les rues de Yaoundé, les théories abondent : ce sont les Français qui veulent gâter notre pays ; les Blancs sont derrière tout ça… Le pays de Roger Milla, le havre de paix de l’octogénaire Paul Biya est sur des charbons ardents au nord, en raison des incursions de Boko Haram, et son unité vole en éclat dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, une volonté de sécession s’exprimant dans ces deux régions dites anglophones.
Si la guerre est réelle, elle est loin. Éloignement géographique pour celle au nord, éloignement médiatique pour celle en cours à l’ouest. Et c’est bien connu, « tant que Yaoundé respire, le Cameroun vit ». Les Camerounais vivent, ceux de Yaoundé en tout cas, conscients que tout ne va pas si bien, mais rarement préoccupés outre mesure par l’ampleur réelle de ce qui se passe à quelques centaines de kilomètres des bars yaoundéens toujours pleins.
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Mais voilà… Les guerres modernes sont aussi des guerres de l’information et chacune a ses chapitres, ponctués par des vidéos qui fuitent, largement diffusées sur les réseaux sociaux et dont la popularité devient vite problématique eu égard aux atrocités réelles ou mises en scène qui tombent sous le feu des projecteurs.
Les forces de sécurité camerounaises ont désormais leur lot d’abominations. Le peuple des bars et des gargottes a subitement découvert des actes imputés à son armée qui l’ont scandalisé, ou pas.
Il faut comprendre le contexte. Les vidéos d’exécution de présumés membres de Boko Haram ont rarement ému les Camerounais. Le spectre des égorgements de nos compatriotes planait au-dessus des consciences au point de masquer les conventions contre la torture et autres considérations de protection des droits humains.
Mais la donne a presque changé avec la guerre à l’Ouest. Une armée qui humilie, blesse et tue le peuple qu’elle est censée défendre est généralement impopulaire. L’ampleur de la casse a été dissimulée par un blackout internet durant de longs mois, et si la tendance majoritaire est d’encourager les forces de sécurité et de défense, des voix se font désormais entendre pour dénoncer les exactions de ces dernières. Paradoxalement, les forces de défense et de sécurité aujourd’hui si chères à un pays effrayé par l’implosion, n’ont pas toujours recueilli l’affection des Camerounais.
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La génération des indépendances se souvient de la violence de la répression. De ces militaires coupeurs de têtes qui se vantent, encore aujourd’hui, d’appeler « maquisards » les indépendantistes, les perdants ; de ces militaires hypocritement élevés au statut de héros nationaux.
La génération des années de braise, dans les années 1990, se souvient des violences policières, des disparitions au nom d’une démocratie portée sur les fonts baptismaux par ceux qui ont tout fait pour signer son avis de décès dès sa naissance. Les étudiants de ces années-là se souviennent de cette armée qui a envahi les campus et obligé la plupart d’entre eux à marmonner, à genoux, un mantra désormais célèbre : « Mon CEPE dépasse ton bac », « mon BEPC dépasse ta licence ». Cette armée qui a tiré sur des foules désarmées, faisant « zéro mort », selon un ministre devenu célèbre grâce à cette formule.
En 2001, le président Biya, face à une insécurité quasi chronique met en place le commandement opérationnel, faisant d’un général de brigade le patron de la lutte anticriminalité dans le pays. Exécutions sommaires, règlements de compte, enterrements à la va-vite… L’histoire a retenu les neuf disparus de Bépanda ; dans les faits, les moins catastrophistes parlent de plus d’un millier de Camerounais disparus dans les mailles d’une répression aveugle et sauvage.
En 2008, comme dans beaucoup de pays africains, les Camerounais sont sortis dans la rue. Dépassé par le mouvement qualifié d’émeutes de la faim, le pouvoir a lâché ses dogues, unités d’élite, formées pour tuer, chargées en l’occurrence du maintien de l’ordre ou du pouvoir, c’est selon. Le peuple apeuré a compté ses morts, a lavé le sang sur les trottoirs et s’est muré dans le silence qu’on lui impute aujourd’hui et dont il ne sort que pour murmurer le slogan de la résignation : « On va faire comment ? »
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Les militaires ont, dès les premiers vagissements du bébé Cameroun, noué un pacte d’assistance avec les différents pouvoirs en place. Le pays n’a certes jamais eu de dictature militaire, mais la nation-des-hommes-en-tenue a toujours eu son État dans l’État, fait de privilèges et de prébendes.
Au Cameroun comme dans beaucoup de pays africains, l’armée n’est pas neutre et son positionnement face à la contestation populaire est un élément central dans le basculement des Républiques dans de nouvelles ères. Cela s’est vu au Burkina… Au Cameroun néanmoins, le choix est plus cornélien. Le militaire a presque toujours eu mauvaise presse. Pas assez éduqué, querelleur, mauvais payeur, coureur de jupons… Certains bailleurs de Yaoundé en sont même à refuser des locataires portant le trellis. « Mon frère, ils ne payent jamais. Tu parles, ils appellent les collègues et tu te fais bastonner. »
En 2018, rouler avec un béret de gendarme ou des épaulettes d’officier sur le tableau de bord met encore à l’abri des coups de sifflet et uniformise la couleur des feux au vert. Le pouvoir… En face, la résignation du peuple devant l’autorité de l’uniforme adoubée par l’exécutif, mais aussi le respect face au sacrifice, au prix du sang. Depuis le début des conflits, pas un week-end ne passe sans qu’on remarque un de ces camions à travers la bâche duquel on aperçoit la bannière tricolore vert, rouge et jaune recouvrant le cercueil d’un héros « mort pour la patrie ». Des images sombres qui rappellent le conflit de Bakassi, guerre frontalière contre le Nigeria, une période que beaucoup espéraient révolue.
À qui a tout donné, on pardonne tout. Aujourd’hui, le treillis a la cote, le vert olive est à la mode. Mais qui peut dire avec certitude pour qui sonnera le glas après le 7 octobre, date de l’élection présidentielle ?