Ce dimanche 19 juin, est la fête des pères. A cette occasion, Nadia Christelle Fotso a redu un bel hommage à son défunt père, Victor Fosto décédé après une longue maladie dans un hôpital à Paris.
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"C’est la fête des pères et je pense à lui. Je m’obstine non pas comme Paul Eluard à mêler des fictions aux redoutables réalités mais à les confronter en faisant appel à mon mémoire sans être effrayée ou terrassée par mes raisons de souffrir. J’ai une relation intime presque amoureuse avec les hôpitaux, c’est sans doute pour cette raison que je n’ai pas peur de fouiller et je ne détourne pas les yeux devant l’horreur des derniers jours de Fotso. Parce que je sais que dans un hôpital, en particulier lorsqu’on sait qu’on va ou peut mourir, il n’est plus possible de faire semblant, de jouer ou tricher, j’ai fouillé non pas pour me rassurer mais savoir bien que consciente que ce serait cruel et difficile d’accepter ce qu’on a fait à Fotso parce qu’il était d’abord et surtout Fotso Maptué.
Peut-être parce que je reste à sa recherche, je poursuis ma rééducation dans les cours et les parkings des hôpitaux en attirant presque toujours les regards du personnel, des malades et de leurs familles qui doivent se demander pourquoi cette négresse s’évertue sous le soleil ou la pluie à boitiller alors qu’elle ne peut pas courir et qu’elle est beaucoup trop lente et gauche pour être agréable à regarder. Je marche, habitée, possédée, mes souvenirs me tiennent compagnie et ma détermination me donne cette forcé surnaturelle qui me fait avancer en mettant un pied, ma prothèse puis ma canne devant l’autre convaincue que je peux aller à la montagne puisqu’elle ne viendra pas à moi.
Je dois être comme chez moi dans les hôpitaux sans doute à cause de mon enfance. Ces opérations chirurgicales incessantes à cause de la honte de Matcheme et ce long séjour à l’ Hôpital de Pédiatrie et de Rééducation de Bullion où enfant je sentais déjà ce que signifiait l’absence. Dans les hôpitaux, en effet, il est très difficile, presque impossible de se mentir et de se cacher. On y voit des enfants qui réalisent les limites de leurs parents et des vieux qui parfois doivent accepter celles de leur progéniture en devant confronter trop tard leurs erreurs. Je reçois tellement de commentaires absurdes, petits et effroyablement sots sur Facebook mais le plus camerouniais fut celui d’un Monsieur de Douala qui affirmait sérieusement que pour ne pas être njitapé, Fotso aurait dû construire un hôpital au Cameroun ! L’argent, toujours et seulement l’argent...Pour les Camerounais et tant de gens, il est la solution à tout problème alors que justement il devient le problème sans culture et sans mesure . Ne pas réaliser que Fotso meurt seul, volé de tout son argent, njitapé de la plus brutale des manières justement parce que l’argent peut rendre misérable et même impuissant est très camerounais...Il faut avoir été sur un lit d’hôpital conscient que l’absence et le manque n’ont rien à voir l’argent mais tout avec l’intelligence du cœur.
Depuis mon enfance, je sais que l’absence de Fotso lors de mes longs séjours hospitaliers avait presque tout à voir avec ce besoin qu’il avait de ne pas m’exposer et que celle de Matcheme tout avec elle-même et l’impossibilité d’accepter d’être la mère d’une enfant handicapée. Ah ce que doit dire une mère de sa fille qui boîte pour ne jamais expliquer son absence et ses manquements ! Difficile, méchante, dure, menteuse, voleuse, aigrie et haineuse...Tuer son enfant parce qu'il n'est pas normal à coups de Kongossa et de canif afin de justifier l’injustifiable.
Sans doute par qu’il est évident pour ceux qui connaissent les grandes douleurs et ont des yeux pour pleurer que je suis portée par quelque chose de plus grand, de plus fort que moi, je fais toujours d’incroyables rencontres. Il y a les vigiles qui m’encouragent d’un mot gentil ou d’un sourire, des patients qui s’asseyent près de moi lorsqu’ils sortent pour prendre l’air ou des familles qui me parlent d’eux comme pour me rassurer sur moi. Il y a cette dame qui a l’âge de ma mère et qui me dit ce que mon père me disait, « tu es plus grande qu’eux...regarde devant toi. » Puis cette grand-mère qui vient accompagnée de son mari pour leur petit-fils qui est un handicapé de plus 30 ans qui marche en ayant besoin d’être soutenu pour ne pas tomber. Elle me tape toujours affectueusement l’épaule lorsqu’elle me voit et son mari agacé mais impressionné s’exclame, « Pas à pas. Allez-y doucement. »
Hier, en pleine canicule, la petite vieille s’est assise près de moi en me proposant une bouteille d’eau et me raconte comment elle s’est retrouvée à son âge la maman d’un handicapé. « Ma fille, sa mère n’en voulait pas...» me dit elle simplement presque sans tristesse, « Elle lui trouvait tous les défauts du monde...J’ai fini par lui dire de me le laisser en lui donnant de l’argent. » Lorsque je lui demande si ce n’est pas difficile de s’en occuper durant ses vieux jours, sa réponse fait mouche et me touche, « Quand je veux me plaindre, je pense à lui, son courage et cette joie de vivre qu’il a qui lui permet de ne pas avoir une graine de méchanceté en lui ! Il est la prunelle de mes yeux. »
Dans ces conversations, il n’est jamais question d’argent pourtant il est évident qu’il pourrait beaucoup mais qu’il n’est pas l’essentiel. Si je parle de mon père, c’est pour me demander comment il a vécu ses derniers jours conscient que c’est son argent qu’’on regretterait et pour lequel on se battrait.
A Bullion, les infirmières étaient ahuries par les provisions et le matériel que Matcheme envoyait pour faire office de présence et taire ceux qui pensent que l’argent et ce qu’il achète sont plus importants que tout. Dana ma chambre, gamine, je les entendais affligées qui s’exclamaient, « mais quelle mère peut penser que cette enfant qui va se faire opérer une nouvelle fois a plus besoin de bonbons que de sa présence ?! » Tous ces souvenirs ont refait surface le 19 juin 2020, je l’ai vue sur le Tarmac de Nsimalen attendant avec ce regard que je connais par cœur le corps de mon enfant confiante que l’attention était sur elle non sur sa fille et qu’elle aurait sa part. J’ai pensé à Mafosso puis ri aux éclats à travers mes larmes…
Même sous des températures caniculaires, je béquille près des hôpitaux et lorsqu’elle m’aperçoit de loin, la grand-mère mère de ce grand handicapé qui a toute la force du monde se met à chantonner « Here comes the Sun »... Parce que je suis la mère de mon père, une infirme qui vole qui s’est prise pour son fils, j’entends, « Here comes the Son » le cœur encore en deuil certaine que sur son lit de mort, Fotso a cherché Maptué et a fini par lâcher en ne voyant pas sa mère.
Fête des pères, la troisième sans lui mais je le cherche partout. Il m’arrive de le trouver en des personnes qui me disent toujours la même chose : debout et devant !"