L’économiste camerounais Dieudonné Essomba analyse la situation sociopolitique de son pays qui est actuellement affronté à une grève des enseignants qui paralyse tout le système éducatif. La trop forte concentration des pouvoir dans les mains d’un seul individu explique le drame du Cameroun selon Essomna. ‘’ Le Parlement est réduit à une chambre d’enregistrement et de légitimation des décisions présidentielles et ne dispose d’aucun pouvoir propre. La justice est tout simplement un corps de fonctionnaires qui sont assujettis aux mêmes règles de soumission et d’obéissance que tous les autres corps’’, précise-t-il.
CamerounWeb vous propose l’intégralité de la tribune de Dieudonné Essomba
Avant de résoudre un problème, il faut d’abord procéder à une analyse stratégique pour en comprendre les véritables déterminants et y agir. Tout se passe comme dans la médecine : si vous avez les pieds qui gonflent et que vous allez chez un marabout, il vous prescrira des massages qui peuvent entrainer une gangrène et même l’amputation de vos membres.
Par contre, si vous voyez un spécialiste, il démontrera que votre mal de pied n’est qu’un symptôme d’une maladie de votre cœur et c’est celui-ci qu’il va soigner.
C’est justement cela la supériorité de la science sur l’empirisme : identifier, au-delà des apparences, les vraies causes fondamentales.
Dans ce second article, j’exposerais les raisons pour lesquelles le Cameroun, dans son organisation institutionnelle actuelle, ne peut pas adresser la problématique des enseignants et d’une matière plus générale, du secteur social et productif.
DES PRIORITES D’UN ETAT UNITAIRE
Tous les Etats ont les mêmes préoccupations mais l’ordre des priorités est défini par le contexte spécifique du pays. Le Cameroun est un pays neuf, très hétérogène et très segmenté du pont de vue sociologique.
Son adoption du modèle unitaire de l’Etat impose, par le fait même, les principales préoccupations suivantes :
1. LA SURVIE PHYSIQUE DU GROUPE DIRIGEANT : La concentration excessive des pouvoirs et des ressources publiques dans une seule main génère de vives convoitises de tous les segments sociopolitiques dont chacun ne rêve que d’y mettre la main, légalement ou non.
A tout moment, le Président est susceptible de tomber sous le coup des comploteurs qui vont lui arracher son pouvoir, sa liberté et même sa vie. Le groupe dirigeant va donc consacrer d’importantes ressources pour sa propre sécurité
Le premier reflexe naturel est donc de se prémunir de ces mauvais coups en s’entourant d’un appareil militaire dont il va s’assurer la fidélité d’une part, par le recrutement sélectif dans sa propre communauté ethnique et d’autre part, par des avantages matériels divers.
Les dirigeants africains qui ont mis du temps au pouvoir et qui sont morts tranquillement dans leur lit ne sont pas ceux qui ont d’abord pensé au bonheur de leur peuple, bien au contraire ! Ce sont ceux qui ont plutôt pensé à leur propre sécurité, en s’entourant d’une garde prétorienne ethniquement marquée et très fidèle. A quoi ils ont ajouté une clientèle venant de partout et dont la mission était de contrôler leurs communautés respectives et réduire les tendances centrifuges.
Si Biya a pu mettre 40 ans, ce n’est pas parce qu’il est démocratique, ou qu’il applique la bonne gouvernance. Et ce n’est pas par la volonté de tout le peuple Camerounais dont certains segments le détestent profondément, lui et son entourage, voire sa Communauté.
C’est tout simplement parce qu’il a créé une clientèle politique sur tout l’ensemble du territoire, dont la vocation est de surveiller et mettre au pas leurs communautés respectives, une classe de responsables administratifs à sa dévotion, et qui se nourrissent des passe-droits divers. Enfin parce qu’il dispose d’unités militaires suffisamment armées pour résister à toute attaque et suffisamment méchantes pour mater toute tentative d’attaques contre lui.
Il est là parce qu‘il est plus fort que ses nombreux ennemis. Et s’il ne l’était pas, il y a belle lurette qu’il aurait été chassé depuis, puisque ce n’est pas cette envie qui manque aux Camerounais.
La survie du dirigeant est la priorité absolue qui domine toutes les autres.
2. LE MAINTIEN DE LA COHESION NATIONALE : l’Etat unitaire a pour fondement idéologique l’unicité de la citoyenneté : tout le monde est partout chez lui.
Or, ce principe, compréhensible un pays ethniquement homogène trouve un grand nombre d’obstacles dans un pays sociologiquement segmentaire comme le Cameroun. Pour obtenir malgré tout son « unité nationale », l’Etat unitaire va recourir à quelques techniques :
- un dispositif sécuritaire visant à infliger une extrême violence contre les tendances centrifuges des segments communautaires
- un encadrement étroit de la population, à travers une puissante administration civile qui maille tout le territoire, informe et soumet la population
- des mécanismes de séduction des Communautés à travers la distribution des postes administratifs et d’autres facilités comme des subventions aux hommes d’affaires, la nomination des chefs traditionnels ou leur prise en charge par le budget, etc.
- le contrôle des moyens d’information et de communication, à travers lesquels on peut mener une campagne agressive et permanente sur les vertus de l’unité nationale, de la stabilité, de l’intégration et du vivre-ensemble dans les médias
- la constitution d’une élite nationale détribalisée qui va maintenir le système unitaire coûte que coûte. Très faible en nombre, mais très puissante puisque vivant de ressources publiques, sa vocation est de maintenir leurs communautés respectives dans le respect scrupuleux de l’idéologie nationale.
Pour sa survie et la stabilité de l’Etat, le pouvoir central doit la ménager et l’entretenir à coups de gratifications diverses et de corruption. Leur entretien est aussi une priorité qui se manifeste par un accès privilégié aux ressources publiques.
3. LA DEFENSE qui est par excellence le lieu de l’utilité de l’Etat, comme mécanisme de protection collectif. Cette mission est valable dans tous les Etats, mais dan Etat unitaire, elle prend un relief particulier : le pouvoir qui concentre toutes les ressources sait bien qu’il peut être vivement reproché par l’armée qui va donc lui appliquer ses réactions qui sont toujours radicales.
4. LA SECURITE ET LA JUSTICE : l’Etat doit montrer qu’il représente la seule institution à utiliser la force de manière légitime, et cela exige un dispositif de sécurité très efficace, non seulement pour renforcer la confiance à l’Etat, mais aussi empêcher le développement des mécanismes d’autodéfenses privés qui lui ferait concurrence.
5. L’IMAGE DE MARQUE : l’Etat doit s’affirmer en montrant qu’il représente la seule force légitime, et il va le faire à travers des manifestations nationales grandioses et des dépenses somptuaires qui n’ont pas d’impact sur la vie du citoyen, mais aussi une présence diplomatique intense qui valorise les dirigeants et développe la fierté du pays. L’exemple-type est la récente CAN dont le seul plaisir tiré du Cameroun est d’avoir prouvé qu’il capable d’organiser la « meilleure » CAN d’Afrique.
Comme on le voit, les priorités ne sont pas définies au hasard. Elles sont d’abord et avant tout l’expression d’un besoin de sécurité des gens qui sont au pouvoir et de stabilité de la forme unitaire de l’Etat qu’ils ont adoptée.
Les menaces d’éviction par la démocratie ou par la force qui pèsent en permanence sur le groupe dominant les poussent à s’en prémunir à des coûts exorbitants. Et les tendances centrifuges des segments sociologiques créent de lourdes tensions internes dont le contrôle réclame une attention de tous les instants et beaucoup de ressources.
Lorsque le pays est riche, il est possible de soutenir toutes ces dépenses dites de « souveraineté » tout en entretenant dans des conditions convenables le secteur social et le secteur productif ; mais lorsque les ressources sont rationnées, les secteurs de souveraineté qui ont la priorité épuisent toutes les ressources, les autres secteurs ne jouant qu’un rôle de variable d’ajustement.
Et c’est exactement le cas du Cameroun.
IMPACTS DU MODELE
Le modèle institutionnel du Cameroun et les priorités de survie des dirigeants et de la stabilité ont un impact direct sur le fonctionnement institutionnel et les résultats économiques.
SUR LE PLAN POLITIQUE, La gouvernance du Cameroun se retrouve ultra-polarisée, avec un seul individu concentrant entre ses mains tous les pouvoirs.
Il contrôle toutes les institutions par le biais des nominations ou des affectations de ressources et les anémie progressivement, leur enlevant toute utilité fonctionnelle.
Il ne peut exister de pouvoir indépendant, ni même autonome. C’est sa volonté seule qui compte, et toute tentative de contestation, toute réclamation est alors interprétée comme une tentative de déstabilisation, un complot contre la sureté de l’Etat.
Le Parlement est réduit à une chambre d’enregistrement et de légitimation des décisions présidentielles et ne dispose d’aucun pouvoir propre. La justice est tout simplement un corps de fonctionnaires qui sont assujettis aux mêmes règles de soumission et d’obéissance que tous les autres corps.
Et plus le temps passe, plus le pays s’adapté à ce modèle, où le Président devient une sorte de totem magique contrôlant tout, y compris la pensée, au point où les populations n’arrivent même plus à envisager le changement. Corrélativement, se développe autour du pouvoir d’Etat un groupe fermé sur lui-même et qui n’envisage plus la moindre possibilité de changement, ni du régime, ni du système sociopolitique.
3. SUR LE PLAN PRODUCTIF : l’affectation de l’essentiel des ressources à la sécurisation du système gouvernant et la stabilité de l’Etat crée un système productif essentiellement extensif et rentier.
Il est extensif parce qu’il n’est pas tourné vers les efforts pour la production, mais davantage dans la préservation de la sécurité des dirigeants et de la stabilité forcée du système. Le pays étant appauvri, le contrôle du pouvoir devient une fixation et le principal centre d’intérêt de tous les segments sociaux qui, plutôt que de mener d’autres activités, s’y focalisent et cherchent à y mettre la main à leur tour. Le pays bascule dans un débat politique permanent, voire dans des conflits politiques qui peuvent être meurtriers.
Parallèlement, se développe un esprit de rente du groupe dirigeant dont le contrôle monopolistique des ressources collectives lui permet de mener un train de vie somptuaire. Ce mode de vie influence naturellement le reste de la population dont le désir devient l’intégration dans ce groupe dirigeant parasitaire, plutôt que le travail.
1. SUR LE PLAN SOCIAL : du point de vue de l’analyse stratégique, le développement du secteur social requiert à court terme des ressources venant notamment du secteur productif qu’il va à son tour renforcer, mais à long terme.
On ne peut le développer que si on a un secteur productif très sain et très puissant. Or, c’est justement cela qui est impossible dans notre modèle institutionnel. Car, non seulement notre système extensif et rentier ne génère pas assez de revenus pour la Nation, mais les maigres ressources disponibles sont affectées essentiellement à des tâches de souveraineté. Il ne reste plus grand-chose pour soutenir un système social dont les contraintes sont immenses, avec notamment une population jeune, qu’on doit scolariser et approvisionner en emploi.
CONCLUSION
Dans l’esprit des Camerounais, il serait possible à un Président camerounais disposant d’un pouvoir unitaire à la Biya de rééquilibrer les priorités, et c’est cela qu’ils demandent.
Or, c’est cela qui est impossible dans l’Etat unitaire du Cameroun : un tel rééquilibrage entrainerait non seulement l’effondrement du régime en place, mais une instabilité permanente de l’Etat.
Le problème posé par les enseignants et d’autres corps de métier ne peut pas trouver de solution dans notre modèle institutionnel de l’Etat. Pour avoir une solution il faudrait un système sociopolitique qui concilie deux exigences :
1. Un système productif efficace, capable de générer d’importantes ressources pour s’autofinancer et financer le secteur social, tout en prenant en charge les secteurs de souveraineté
2. Un modèle étatique segmentaire, où chaque segment a ses priorités, avec un partage rigide des ressources. L’Etat central, gérant 50% des ressources publiques, va alors se concentrer dans ses missions de souveraineté avec sa part, et les Etats régionaux gérant à leur tour les autres 50% dans leurs missions sociales, sans qu‘il soit possible d’introduire une quelconque hiérarchie entre ces 2 groupes de missions.
Seul, ce partage des priorités permettrait de casser notre modèle d’Etat qui fabrique la misère. Faute de ces mesures radicales, les problèmes sociaux du Cameroun ne feront que s’aggraver dans le futur, sans perspective de solution.