Opinions

Actualités

Sport

Business

Culture

TV / Radio

Afrique

Pays

Guerre Ambazonie: oublier la guerre civile au Cameroun

Achille Mbembe Cameroon Africa Archille Mbembe

Thu, 11 Jan 2018 Source: Archille Mbembe

Je viens de terminer la lecture de l’ouvrage - absorbant - de Ninon Grange sur les aventures du concept de ‘stasis’ dans la réflexion philosophique, politique et historique concernant la double question de la guerre et du politique.

Le terme, grec a l’origine, ne semble guère avoir de traduction stable dans la langue française, affirme-t-elle d'emblee. L’on s’en sert , precise-t-elle, pour se référer tantôt à la ‘revolution’ et a la ‘guerre civile’, et tantôt à la ‘sédition’, aux ‘troubles’, voire aux ‘émeutes’. Mais la n’est pas le plus troublant.

D’apres Grange, le concept apparaît, a l'origine, dans les textes grecs. Il ne sert pas du tout à opposer, comme cela deviendra plus tard la coutume, la guerre civile et la guerre étrangère. C’est dans le monde latin qu’il fait l’objet d’un véritable escamotage (chez Cicéron en particulier). Alors que chez les Grecs il désignait à la fois ce qui fait l’essence de la guerre et ce qui fait la substance du politique, tel n'est manifestement plus le cas chez les Latins.

Ces derniers n’y font plus guère référence que pour, dit-elle, voiler, dissimuler ou cacher ce qu’il y a de gouffre effrayant dans les origines archaïques de la cité politique - a savoir le delire autophage, le tyran qui devore ses propres concitoyens, ceux qui lui ressemblent, les siens. C’est qu’à partir de ce moment, on s’est mis à penser le politique comme recherche de la paix ou comme sécurité. On s'est mis a ne l'imaginer que comme forme civilisee du vivre-ensemble.

On a désormais peur d’affronter, les yeux ouverts, la matière profondément violente et belliqueuse du politique.

On cherche à épurer le politique ‘du plus grand danger qui s’attache à sa fondation’, à savoir ‘la violence collective absolument délétère, qui s’attaque au cœur, au lien, à l’idée même de la cité’.



Au fond, suggere l'auteure, il existe une relation archaïque et toujours réitérée entre le politique et la violence et la ‘stasis’ est le nom de cette violence retournée contre soi, que l’on s’efforce en permanence de conjurer, voire d’oublier, mais qui de temps à autre explose sans médiation et à la face de tous et de toutes, immaitrisable, non domestiquée et incontrôlable.

Le politique dans son sens ultime consiste par conséquent en la reconnaissance du fait que la cité est fondamentalement assise sur de l’instable et du violent, ‘sur la possibilité toujours actuelle de la division’. Il est en fait possible que le politique naisse effectivement du déchaînement sanglant et fratricide, en quoi il est profondément un risque, présent de façon constitutive à tout politique constitué.

En d'autres termes, la stasis est a la fois un moment potentiellement fondateur et potentiellement destructeur de la cite. Voila pourquoi il peut y avoir des regimes politiques autophages, qui se nourrissent de l'auto-destruction, et qui fonctionnent a coups d'egorgement et de cannibalisme ('sfage', 'fonos' en grec). Dans ce contexte, la stasis est un mouvement contradictoire, qui met sens dessus dessous la cite.

La stasis englobe par ailleurs de multiples pratiques de guerre implosive qui ne se ramènent pas à la distinction entre guerre civile, guerre intérieure et guerre étrangère.

Le dernier chapitre avance une série de réflexions inachevées, mais fort stimulantes, concernant la distinction entre guerre et sacrifice, la possibilité ou l’impossibilité de séparer la cité politique de la destruction par l’égorgement mutuel de ses membres; ou encore la pratique de l’autodéfense chez ceux qui n’ont effectivement aucune arme à portée de la main (question dont traite Elsa Dorlin dans son dernier livre).

Cette question du politique comme théâtre d’une anthropophagie spécifique, ou encore cette question de la transformation du politique en œuvre de dévoration entropique, est encore avec nous. Elle ne fait pas partie de notre passé. Elle est au cœur de notre présent.

Ninon Grange traite d'un concept qui nous a ete legue par les Grecs, mais qui a ete oublie (ou occulte) par les Latins, puis par l'ensemble de la philosophie politique. Elle fournit diverses raisons de cette occultation, les unes plus speculatives que les autres.

Elle nous invite a remettre en question l'idee selon laquelle le politique serait fonde sur la securite, la prosperite et la paix. A la place, elle nous demande de reconsiderer la these selon laquelle au fond, le politique est assis sur 'des barises de stasis toujours pretes a se rallumer'. D'ou son caractere 'agonistique'.

Auteur: Archille Mbembe