Hollande et les archives du Cameroun : Achille Mbembe et Jacob Tatsitsa réagissent

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Mon, 13 Jul 2015 Source: Clarisse Juompan-Yakam

Lors de son passage éclair au Cameroun, le 3 juillet, François Hollande a reconnu la répression exercée par la France contre les indépendantistes camerounais dans les années 1950 et 1960. Est-ce suffisant ? Nous avons posé les mêmes questions à deux intellectuels camerounais au sujet des déclarations de François Hollande. L’historien Jacob Tatsitsa est coauteur de Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique 1948 – 1971 (Éditions La Découverte, 2011). Le dernier ouvrage du philosophe et historien Achille Mbembe est Critique de la raison nègre (Éditions La Découverte, 2013)

François Hollande a reconnu la répression française contre les partisans de l’indépendance au Cameroun dans les années 1950 et 1960. Que vous inspire cette déclaration ? Jacob Tatsitsa : Éviter le mot « guerre » pour parler uniquement de « répression » me laisse dubitatif. Il me semble que Hollande réduit cette guerre aujourd’hui documentée à une simple opération de maintien de l’ordre. Ses prédécesseurs et lui ont été interpellés au sujet de cette guerre injuste imposée aux peuple camerounais. Je m’attendais à une reconnaissance solennelle, une réhabilitation et une promesse de réparation. Achille Mbembe : C’est un geste unilatéral de la France. Cette déclaration rentre dans le cadre de la dynamique de « rectification » symbolique entamée par Monsieur Hollande dès son arrivée au pouvoir.

Une partie de la classe dirigeante française semble avoir compris que l’on ne peut plus garantir ou étendre l’influence française en Afrique avec de vieux arguments. Venir en Afrique et asséner à un auditoire composé de gens éduqués que l’Africain n’est pas suffisamment rentré dans l’histoire [allusion au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007, ndlr], c’est se suicider en direct. Les temps ont donc changé et la stratégie consiste désormais à gommer ce qui heurte de front, surtout si s’en débarrasser ne coûte pas cher et ne porte à aucune conséquence juridique sérieuse. Cela dit, si les temps sont aux gants de velours, la main, elle, reste de fer. Et pour cela, les Africains ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ils n’ont pas, pour l’instant, créé un rapport de force suffisant et de nature à transformer en profondeur la politique française à l’égard de ses ex-colonies.

Qu’est-ce qui justifie ce changement d’attitude ? En 2009, l’ex-Premier ministre François Fillon avait refusé d’admettre que les Français avaient participé à des assassinats sur le sol camerounais… Jacob Tatsitsa : Ce changement d’attitude tient à la montée du sentiment anti-français au Cameroun, à la razzia chinoise sur les grands marchés publics au Cameroun et la volonté de la France de reconquérir ce qu’elle a perdu. Je pense au port en eau profonde de Kribi, qui a échappé aux appétits du groupe Bolloré.

Achille Mbembé : Fillon était sur la ligne paléo-archaïque et barbouzarde des colonialistes qui estiment que si on refuse de nommer quelque chose ou une réalité, alors cette dernière n’existe tout simplement pas. Hollande cherche à soulager la barque en éliminant ceux des griefs qui peuvent l’être tout de suite sans avoir à payer quoi que ce soit. Quelle serait la suite idéale à cette annonce de François Hollande ? Que peut-on en attendre ?

Jacob Tatsitsa : Ce serait la réhabilitation des nationalistes camerounais, l’ouverture de toutes les archives liées à cette guerre, avec des copies pour le Cameroun, voire un programme de recherche sur ce conflit. Achille Mbembe : A priori pas grand-chose ne sortira de cette annonce. Du coté camerounais, le gouvernement n’accorde aucun intérêt à l’Histoire du pays en général. Au demeurant, pour se légitimer, il s’est toujours posé en opposition radicale à ce moment historique. Récemment encore, Paul Biya évoquait « l’éradication des maquis » nationalistes pour affirmer qu’il sortirait vainqueur dans la guerre contre Boko Haram. Par ailleurs, la société civile n’est ni suffisamment forte, ni suffisamment organisée pour élargir la fente que vient d’ouvrir le gouvernement français et lancer une campagne en faveur des réparations.

Si les archives sont effectivement ouvertes, cela profitera en revanche aux chercheurs. Encore faut-il savoir quelles archives seront ouvertes. S’agit-il des archives de l’armée qui, il n’y a pas longtemps, se trouvaient à Vincennes ? Seront-elles ouvertes dans leur totalité ou sélectivement ?

Doit-on exiger des réparations ? Quelles formes prendraient-elles ? Jacob Tatsitsa : Il faut des réparations financières, psychologiques, sociales, économiques et politiques. Les victimes souffrent de séquelles de toute nature. La zone dite « pays Bassa » est restée enclavée : de manière insidieuse, aujourd’hui encore, les populations paient leur l’engagement dans la guerre d’indépendance.

Les rescapés souffrent des conséquences de la torture systématique au cours de ce conflit. L’évaluation du nombre de morts de cette guerre étant l’une des données fondamentales du « contentieux historique » avec la France, le dénombrement des victimes me semble aussi nécessaire. Achille Mbembe : Qui va exiger les réparations ? Et le faire au nom de qui ? Dans le cas du Kenya et du mouvement Mau Mau, il a fallu un énorme travail historiographique qui fut mené par des historiens locaux, anglais et américains. Je pense en particulier à Caroline Elkins de l’université de Harvard.

Il a fallu que de très grands juristes s’engagent dans cet effort. Tout cela suppose une structure, une organisation et des moyens. Quelles formes prendraient ces réparations ? Je n’en sais rien. Ce geste n’aura d’impact que si la société civile camerounaise force le gouvernement à prendre enfin au sérieux l’Histoire et la mémoire nationale. Le Cameroun a échoué à inscrire dans une lignée ceux qui ont été immolés pour que ce pays puisse répondre de son nom propre devant le monde.

Auteur: Clarisse Juompan-Yakam