C’était l’année du dixième anniversaire de la réunification des Cameroun anciennement anglophone et francophone. Symboliquement, le gouvernement convia à défiler, le 20 mai de cette année-là, les élèves du primaire nés l’année de la réunification. J’avais l’âge de la réunification.
Côte-à-côte sur boulevard du 20 mai, nous avancions le pas mal assuré, le ventre noué par la solennité du moment mais aussi par la peur que véhiculaient tant de légendes en rapport avec celui qui était maître de tout dans le pays. Je vis en vrai ce jour-là le visage de celui qui créerait la surprise, quelques semaines plus tard, en abdiquant.
C’est la répétition du générique du journal de la radio nationale qui alerta ce soir-là de l’imminence d’un fait inhabituel. Des propos du chef de l’Etat diffusés après l’interminable attente musicale, j’ai toujours préféré la version réécrite qu’un oncle aime bien répéter pour amuser la galerie : « Camerounaises, Camerounais, mes chers compatriotes, j’ai démissionné de décider de mes fonctions de Président de la République». Celui qui avait ainsi décidé de démissionner de ses fonctions annonça dans le même souffle que la succession se ferait selon les dispositions constitutionnelles.
C’est une voix timide et éraillée qui prêta serment en ce 6 novembre ’82. Elle prit des engagements qui m’échappèrent, dans un anglais que la dérision populaire railla longtemps après : « aïïï dou ce souhaiiiit ». En y pensant, j’ignore quels termes exacts sont prononcés lors de la prestation de serment présidentiel dans mon pays.
Ils seraient barbants, enseignés dans une classe de citoyenneté. Leur intégration, j’imagine, s’acquiert à l’usage. Comme la devise d’un pays ou un hymne national. Les conditions regrettables d’auto reconduction qui suivirent ce moment inédit de 1982, le tintamarre assourdissant des louangeurs actionnés par milliers à ces occasions, ont dépouillé de sa valeur didactique la répétition de ce rituel.
J’avais dix ans et, quand il me prend de m’interroger sur le moment de la naissance de mon intérêt pour les dynamiques politiques des sociétés humaines, la répétition entêtante du générique du journal radio un soir de novembre 1982 revient toujours comme l’hymne de cet éveil. Il y eut donc un avant et un après Novembre 1982. L’après immédiat, c’est l’éclat dans l’œil de mon père. Non pas qu’il exprimât une quelconque joie ; seulement le soulagement et l’espoir que ce générique marquât aussi la fin des harcèlements de l’avant.
L’avant pour lui – et pour nous par ricochet mais je n’en pris conscience que bien plus tard - ce furent souvent des journées angoissantes d’interrogatoire par la police politique de l’ancien régime, pour son appartenance à un groupe politique clandestin et dissident. L’après, au plan encore une fois des évènements familiaux, s’agissant toujours de mon père, c’est son coup de colère lors d’un discours du magistrat suprême de l’après – ce rituel du monologue que 3 ou 4 fois par an Biya tient pour des bavardages déconnectés des préoccupations pressantes de ses concitoyens.
Ce dernier avait commencé une phrase par un « Je suis heureux»… nous ne sûmes jamais l’objet de ce bonheur. D’un geste rageur mon père réduisit au silence le transistor qui diffusait des « z’heureux » ne nous concernant pas. Mon père quitta cette vie moins d’une décennie après le serment inaugural de l’après, sa conviction faite sur la faillite à venir qui ne s’était pourtant pas encore entièrement révélée.
L’après, au plan national, fut semblable à l’avant avec parfois des noms de baptême nouveaux et souvent trompeurs comme cette union nationale qui devint rassemblement démocratique. Même culte de la personnalité, même centralisme paralysant, même déni de « démocratie » (entendue comme confrontation des choix et des visions pour la construction harmonieuse d’un avenir commun). Même parti pris pour le slogan comme projet politique et le décret comme outil de domination.
Trente ans de slogans : De l’avant je garde le souvenir d’un slogan qui marqua ma génération. Il vendait l’idée du salut qui viendrait de la terre. Un slogan dont le marketing fut une réussite. Il s’affichait partout, jusque, voire surtout, en quatrième de couverture de nos cahiers d’écolier : « La révolution verte ». Il y avait aussi cette ligne programmatique de l’investissement public, structuré en « plans quinquennaux ». Si ces slogans eurent un fort impact sur la jeune conscience de ceux de ma génération, c’est du fait de leur persistance et de leur rareté relative. Après 1982, les slogans décuplèrent.
Aux « Renouveau » et « Rigueur et Moralisation » des commencements s’ajoutèrent d’autres, au rythme effréné d’une fuite en avant : « grandes ambitions », « grandes réalisations », « santé pour tous en l’an 2000 », « projets structurants », « émergence en 2035 », « démocratie », « démocratie apaisée ». Liste non exhaustive, non chronologique. Ils ont pour caractéristiques leurs promesses non quantifiables, une sincérité démentie en permanence par la posture des corps des dirigeants et une mort dans l’indifférence générale ou une végétation décorative.
De la Rigueur et Moralisation des origines il reste, au versant « Rigueur », une gestion sans conseils des ministres. Dans un pays où le football est religion, pour la même raison qu’il n’y a pas de conseils de ministres, le moment de la finale du championnat d’élite de foot arrive tous les ans comme une mauvaise surprise : il faut caller dans la précipitation cette occurrence annuelle. L’improvisation administrative et managériale est constitutive du fonctionnement ordinaire. Versant « Moralisation », trente-trois ans après, il reste un pays où les prisons sont à la fois pleines de hauts fonctionnaires indélicats et vides de tant d’autres qui mériteraient d’y être.
Un pays où, à la rencontre des deux versants, un visage tourné vers l’immoralité financière, l’autre vers le laxisme structurel de l’administration, un ministre pris en flagrant délit de détournement pécuniaire expliqua, sans rire, qu’il avait placé l’argent public dans son compte privé pour qu’il y soit en sécurité car, précisait-il, son ministère ne disposait pas de compte bancaire. Un pays où à tous les étages sociaux et surtout administratifs, le paradigme du feyman comme moteur de l’enrichissement domine les consciences. Accumuler toujours plus, par tous les moyens nécessaires.
Du « Renouveau »…qu’est-ce que c’était déjà le « Renouveau » ? Et les ambitions…comment les mesurer ? Comment évaluer que leur prétention de grandeur soit atteinte ? Comment comprendre que l’approvisionnement en une eau saine ne puisse pas être comptabilisé parmi les grandes réalisations et n’ait même jamais fait l’objet d’une prise en compte sérieuse dans la définition des ambitions ?
De tous, le slogan promettant la santé à l’ensemble est probablement celui vis-à-vis duquel les corps des dirigeants et des dignitaires du parti dominant ont posé le plus souvent en démenti cynique de la propagande officielle. Ceux qui le peuvent s’exilent systématiquement au moindre accroc de santé. Soit que leur patrimoine le leur permette, soit que leur position dans l’appareil d’Etat ou dans la machine RDPC leur donne accès à des privilèges pas toujours légitimes.
Emblématique de ce détournement de l’hôpital local, la sortie récente d’un ministre de la République, titulaire à l’époque du portefeuille comprenant l’image du pays à l’étranger. Victime d’un accroc de santé, il fut conduit dans l’une des principales structures sanitaires de la capitale politique du pays. Diverses rumeurs circulèrent sur la nature et la gravité de la condition justifiant son hospitalisation.
Les plus pessimistes furent amplifiées par l’évacuation sanitaire du ministre à l’étranger. Evacuation officiellement niée, jusqu’à ce que le ministre, remis de sa maladie renseigne lui-même sur le parcours controversé : « Après ma sortie de l’Hôpital Général, il fallait que j’aille en Europe pour un check-up ». Que fait un ministre des Affaires Etrangères camerounais après quelques jours d’hospitalisation à l’Hôpital Général de Yaoundé ? Il va se faire examiner…à six mille kilomètres de là.
Par son attitude, le ministre disait en creux que la structure hospitalière publique théoriquement la mieux équipée du pays n’est pas fiable et qu’une personne de son importance mérite mieux. Qu’il est normal que la nation paye pour ce mieux. Affirmation en résonnance avec le discours du corps du Président de la République, régulièrement en « court séjour (sanitaire) privé » à l’étranger.
C’est aussi le discours d’outre-tombe de la dépouille mortuaire de la belle-mère du Président, rapatriée d’Afrique Sud ; tout comme le corps accidenté de l’ainé du Président évacué lui aussi à l’étranger pour raison d’insuffisance de la structure et de l’infrastructure médicales locales. La fin de Madame Foning, surprise par la grande faucheuse avant d’avoir pu emprunter l’avion-taxi affrété pour la conduire vers un ailleurs aux structures hospitalières mieux dotées et au système de santé mieux construit, ne dit pas autre chose.
Ce désintéressement massif de l’hôpital local par l’élite RDPC est une insulte adressée, généralement, aux professions médicales et paramédicales ; injuste vis-à-vis de remarquables compétences qui existent dans ces corps de métier qui, il est vrai, comptent chez nous comme ailleurs, de nombreuses brebis galeuses. Il est aussi l’aveu, par la fuite, de l’échec du développement d’un système de santé efficace.
Il est, plus encore, la mise en doute de la volonté de Biya de réellement améliorer le système de santé camerounais. Quand pendant trois décennies, on s’est si souvent permis – avec sa cour - autant de « courts séjours privés » à l’étranger pour raison de santé, on peut difficilement convaincre d’une grande ambition à créer localement des outils qui améliorent l’environnement sanitaire.
Entre silences et décrets : Un journaliste désireux de devenir Docteur, a récemment commis un mémoire (1). La seule prise en compte des statuts administratifs de l’auteur (alors cadre décret-dépendant à la CRTV) et des membres du jury, son Président, ministre décret-dépendant et esclave auto désigné, et ces Recteurs et autres Directeurs décret-dépendant d’Universités ou de Grande Ecole d’Etat, présageait un travail hagiographique. De fait, selon un journaliste relatant la soutenance, un membre au moins de ce jury a priori favorable allait relever l’absence de distance entre l’auteur et le sujet de son travail à propos duquel il « a utilisé des expressions laudatives » (2).
Le mémoire avait pour objet l’analyse des silences de celui qui avait autrefois proclamé avoir « apporté la démocratie », sans qu’on sache très bien s’il parlait de ce moment de prise en main de l’UNC – renommé rassemblement démocratique – ou de cet autre moment, de contestation sociale lui, au terme duquel il fut contraint, pour sauver son pouvoir, de concéder l’application du principe constitutionnel du multipartisme. Toujours est-il que la réponse par la « démocratie » aux questions que posait une frange de la population en ce moment-là était conforme à un régime et à un homme préférant des solutions simples - et de préférence toutes faites – en réponse à des problématiques complexes.
De tout temps, les sociétés humaines ont été confrontées au danger de la dictature, entendue comme la soumission contrainte du plus grand nombre à l’intelligence (ou plus souvent à la médiocrité) d’une oligarchie, ou pire, d’un seul. La palabre et ses différents dispositifs sont en Afrique une réponse séculaire à ce risque. La démocratie (vue comme un ensemble de dispositifs institutionnels) a prospéré sous d’autres latitudes d’où elle a diffusé au point de tendre à s’imposer comme le seul système de collaboration du plus grand nombre à la gestion d’une société.
Que l’on souscrive à la « palabre » ou à la « démocratie », la parole est centrale dans le fonctionnement de ces paradigmes d’organisation sociale et politique. La parole, ici binaire, est prise de parole mais aussi écoute de l’autre. Elle est conversation entre corps sociaux. Chaque acteur étant alternativement émetteur et récepteur de mots nécessaires à l’élaboration d’une parole consensuelle, utile à la construction d’une sphère commune de citoyenneté.
En négatif, une des caractéristiques de la dictature - avant les violences ou plutôt sa première violence - est la confiscation de la parole ou sa réduction à une expression qui ne privilégie que les mots du groupe dominant. La parole qui compte, celle qui pèse sur l’évolution sociale, cesse d’être échange et n’est plus que décrets. En analysant sur le ton de l’éloge les silences présidentiels, le journaliste qui voulait être Docteur avait réussi à démontrer la nature fondamentalement dictatoriale de Monsieur Biya.
Les motifs de décrets présidentiels sont infinis en dictature. Il y a les décrets risibles qui nomment l’entraineur de l’équipe nationale de football. Il y a les décrets qui font et défont les élites administratives, les plus attendus et les plus commentés, surtout par les vigies des équilibres tribaux.
Il y a aussi ces décrets, impondérables en apparence, qui suscitent en général peu de commentaires - car jugés inintéressants par les statisticiens des équilibres régionaux ; ils en disent pourtant long sur la profondeur de l’abime d’où, semble-t-il, nous émergerons en 2035, par décret présidentiel là aussi. Ainsi, c’est par décret que le Président a récemment ordonné la tenue de la prochaine campagne de recensement général de la population. On a appris à cette occasion qu’il s’agira, en 33 ans de règne, de la troisième opération de comptage. La première eut lieu en 1986, la deuxième en 2005 !
Or pour toute manifestation sociale, tout investissement destiné à l’usage d’un public, la donnée démographique est essentielle. Que l’on invite des parents et amis pour des retrouvailles festives ou que l’on organise une réunion de quartier, il est indispensable de savoir combien de personnes sont concernées pour prévoir ne serait-ce que la logistique nécessaire. Au niveau d’un Etat, cette donnée est à la base de tout projet d’investissement qu’il soit public ou privé. Combien faut-il d’écoles, d’hôpitaux, de commissariats dans une région ? Quel est le besoin en eau courante ou en électricité d’un bassin de population donné ? Quel réseau routier dans tels quartier ou région ? Qu’elles sont les tendances migratoires?
Pour un régime qui fonde en grande partie son caractère prétendument démocratique sur l’organisation irrégulière d’élections pipées, la définition des circonscriptions électorales, si elle est honnête, doit être connectée elle aussi à un mécanisme de monitoring continu ou en tout cas régulier de la population. Pour le privé aussi cette donnée est fondamentale. Telle banque veut évaluer l’opportunité d’ouverture d’une agence supplémentaire dans tel arrondissement. Tel investisseur veut savoir qu’elle est la taille de sa cible pour s’installer dans une région plutôt que dans une autre. Telle industrie envisage de s’installer près, à la fois, de sa matière première et d’un bassin de main d’œuvre.
Aux fondements de toute organisation sociale et de tout investissement public ou privé, il y a donc la prise en compte de la taille de la population cible. Il est surréaliste de constater qu’au Cameroun de Biya, le monitoring démographique, au lieu de relever d’un mécanisme automatique avec une périodicité prédéfinie, dépend de l’ordonnance du Président. Ordonnance ne répondant à aucune autre contrainte, aucun autre calendrier que la seule lubie de son prescripteur.
Pourquoi vingt ans séparent-ils les deux précédents recensements et pourquoi peut-être dix ans seulement maintenant? Dans l’univers de paresse intellectuelle RDPC, on croit pouvoir décréter l’émergence avant d’avoir mis en place les fondamentaux indispensables pour l’utilisation optimale des ressources. Avant d’avoir rendu le recensement des populations à ses gestionnaires, chargés de rendre disponible, à intervalle régulier et de façon autonome, une variable technique inconstante par définition mais déterminante pour toute prise de décision. Trente-trois ans déjà :
J’avais dix ans en ’82 et ma conscience s’éveillait à la politique. Trente-trois ans plus tard, je sais que mon paternel avait raison sur la faillite de l’après. Faillite morale comme en témoignent la population des ex-dignitaires du régime emprisonnés ou la figure sociale du feyman. Faillite infrastructurelle qu’expriment les pénuries en eau, les délestages électriques, le rejet de l’hôpital local par les notables du régime. Faillite institutionnelle manifeste dans la résistance du régime à créer des institutions plus fortes que les individus.
La « démocratie » RDPC repose sur les humeurs présidentielles : la date de la finale du championnat d’élite de football comme celle des élections, le tempo du dénombrement de la population, l’application ou non de la constitution, l’importance managériale d’un conseil des ministres etc. S’il le pouvait, le jour de l’an n’arriverait pas tous les ans le 1er janvier. Faillite institutionnelle et risque si nous n’y prenons pas garde d’une crise institutionnelle. Combien de temps durera encore cette situation ? Pour Biya, la sortie du pouvoir en même temps que de la vie semble être l’unique objectif.
Et nous sommes plus de vingt millions à marcher au pas chancelant d’un octogénaire déterminé à ne jamais avoir à répondre de son règne. Que faire pour accélérer la fin d’un règne qui ne sait plus que répéter sa propre médiocrité ? Que faire pour restaurer l’espoir qu’advienne enfin un pays de droits…et de devoir pour tous, sans exception ? Une collectivité plus grande que chacun des êtres la constituant ? Telles sont quelques-unes des questions qui se posent à au moins trois générations dans notre pays. 2018 en ligne de mire.