La politique de civilisation africaine: Une épreuve du sens

Thu, 2 Jun 2016 Source: Franklin Nyamsi

La tentation humaine la plus universelle, c’est la voie de la facilité. Les périodes creuses, bien nombreuses, attisent la propension à prendre l’existence comme un long fleuve tranquille.

Dans les affaires quotidiennes de la vie privée comme dans les grandes affaires de la vie publique, il est ainsi aisé de se laisser griser par la douceur des choses, comme si la nature et la société, tout d’un coup, conspiraient spontanément pour notre bonheur, pour notre joie et pour notre victoire.

N’est-ce pas dans ces circonstances apparemment très favorables qu’il faut faire preuve d’un véritable sursaut de vigilance ? Les grands navires océaniques ne sont-ils pas ceux qui sont bâtis pour les plus grandes tempêtes futures ? Loin d’être une invite au pessimisme, l’intuition que je voudrais développer dans la présente tribune est un éloge à la lucidité active, une invite à l’enracinement africain d’une culture de la vigilance, de la vision et de la proactivité politique persévérante.

Il existe des sagesses qui nous rappellent cette évidence de la vie. L’eau qui dort, disent les Africains, est souvent la plus profonde. Les roches immobiles, disent les Occidentaux, cachent bien souvent des anguilles. Le diable est dans les détails, insiste le dicton chrétien.

Il s’ensuit dès lors, qu’à chaque époque de leur vie, le citoyen, le peuple, mais aussi le dirigeant politique doivent au moins se poser et répondre substantiellement à trois questions fondamentales : d’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Ils peuvent alors agir en êtres de pensée et penser en être d’action.

Dans ces conditions seulement, domaine éminent de l’action collective, la politique africaine peut se donner comme une épreuve du sens, comme une lente mais assurée construction d’une grande civilisation au service de l’espérance humaine. On comprendra dès lors que les lignes qui suivent se risquent à tenter une récollection spirituelle de l’expérience politique africaine.

D’où venons-nous, Africains ?

La conscience originelle de l’Afrique se livre comme expérience d’une diversité humaine partagée d’espaces, d’histoires et de cultures. Individuellement et collectivement, les hommes, les femmes, les enfants du continent noir sont en ce sens partie totale de l’humanité globale. L’Afrique, c’est d’abord une géographie et une histoire étroitement partagées, depuis plusieurs siècles, par des peuples et des individualités culturelles typiques.

L’Afrique est un conglomérat de sociétés diverses et comparables, liées et séparées tout à la fois par l’interdépendance de leurs espaces, de leurs besoins, la rivalité de leurs désirs et de leurs projets, les convergences et divergences historiques qui les lient et les délient réciproquement.

Les grands événements de la mémoire de soi des Africains sont la grande civilisation négro-égyptienne du troisième millénaire avant notre ère au IIème siècle avant Jésus-Christ ; les grands empires ouest-africains et d’Afrique australe, dans les périodes du moyen-âge jusqu’aux confins du 19ème siècle ; le traumatisme de la Traite des Noirs dès le 15ème siècle ; la barbarie coloniale et impériale, dès le 18ème siècle et jusqu’au 20ème ; l’aventure ambiguë de l’existence postcoloniale de l’Etat africain et des institutions continentales africaines, du 20ème au 21ème siècles actuels.

Que nous apprennent ces grandes périodes de l’histoire collective des Africains ? Que la terre d’Afrique n’a accueilli la grandeur humaine que quand des sociétés qui accordaient du prix à l’intériorité humaine y ont prospéré. Il y a ainsi, au moins trois leçons à tirer de cette constante.

D’abord qu’il y a un passé multiséculaire africain, riche de victoires et de défaites sur tous les plans, à réintroduire dans les études classiques des jeunes africains, objectivement et de façon critique, comme l’ont notamment montré un Cheikh Anta Diop [1], un Fabien Eboussi Boulaga [2] ou un Jean-Marc Ela [3]. Ce passé n’est ni à glorifier, ni à blâmer.

Il est à comprendre, à assimiler, à méditer. Inscrire la conscience de soi africaine dans la mémoire longue de l’Antiquité, voire de la Préhistoire, n’a pas pour but d’instaurer un nouveau culte des gloires passées, mais d’enraciner la conscience africaine actuelle dans un élan profond par-delà et à travers les grands traumatismes des siècles récents, afin de mieux penser les ruptures, les détours et les rebonds dont nous avons besoin pour construire avec recul et spontanéité, les cités bienveillantes d’aujourd’hui et de demain.

Ensuite, ces grandes périodes de l’Histoire Africaine nous apprennent que les échecs internes et internationaux des peuples africains à faire face aux assauts d’inhumanité qui les ont traumatisés (Traite, Colonisation, Despotisme postcolonial), sont des échos extérieurs de profonds échecs intérieurs, dans la construction humaine des individualités africaines elles-mêmes, par la connaissance initiatique de soi et d’autrui, d’une part, et la connaissance technique et opérationnelle de la nature d’autre part.

Tout déséquilibre, toute disharmonie entre ces deux pôles se paie en échecs tragiques. Il y a eu, à travers les sociétés africaines de ces six derniers siècles, quelque chose de raté dans l’homme intérieur qui peut nous permettre de comprendre, comme pour l’espèce humaine en général, ce qui a été la source des ravages extérieurs de l’humanité.

Enfin, il me semble dès évident que c’est en reprenant convenablement le projet d’être humain, en ce 21ème siècle que l’Afrique peut offrir au monde une nouvelle donne, dans la dynamique de l’humanité globale, en devenir perpétuel et indéterminé.

Qui sommes-nous, Africains ?

Il n’y a pas d’identité africaine close. L’africanité est une modalité possible de l’humanité. Fragile synthèse d’expériences et d’histoires uniques et communes. L’Africain est un humain, et rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Nous, Africains, sommes des êtres vivants ayant acquis, comme les autres peuplades anthropomorphes de la planète, la forme humaine dans le cadre d’une gigantesque et mystérieuse dynamique du cosmos. En tant qu’êtres humains, nous émergeons de la longue histoire de la grande nature, que certains nomment Nature avec une lettre N majuscule, et d’autres Dieu. Appelons cette transcendance comme nous voulons, cela importe peu en fait. Une évidence persistera par-delà tous les doutes légitimes. Nous ne nous sommes pas créés en une pichenette magique.

Nous sommes les héritiers du grand mystère de la vie. Ne pas s’efforcer d’en prendre conscience, c’est renoncer à être des humains véritables. Devenir prisonniers d’un certain « orgueil luciférien de la raison », selon la belle expression d’Emmanuel Lévinas, c’est tomber dans l’illusion d’une histoire de l’homme qui ne serait que celle de la science et de la technique, et qui idolâtrerait l’histoire de l’action de l’homme sur le monde extérieur.

Il y en a une autre, complément nécessaire de celle-là : c’est l’histoire intérieure de la quête de sens, dont nous parle si bien Amadou Hampâté Ba quand il écrit la chose suivante : « Tant que l’homme n’a pas ordonné les mondes, les forces et les personnes qui sont en lui, il est le Maa-nin », c’est-à-dire une sorte d’homoncule, l’homme ordinaire, l’homme non réalisé.

La tradition dit : « Maa kakan ka sé i yère la noote a bè to Maa ni yala », c’est-à-dire : « On ne peut sortir de l’état de Maa-nin, pour réintégrer l’état de Maa, si l’on n’est pas le maître de soi-même. » [4]

L’état de barbarie, d’ensauvagement, de corruption et de stagnation dans lequel se trouvent de nombreuses sociétés africaines contemporaines s’en trouve dès lors éclairé. Elles sont majoritairement peuplées d’homoncules, et non d’êtres humains réalisés. Puisque la haine de l’intelligence, de l’effort, du travail, du mérite, de la justice et du bien commun ne peut prospérer que dans l’ignorance et la non-maîtrise de soi. Car cet héritage caché de la conscience humaine est le fondement de toute vie individuelle ou collective sensée et féconde.

Peu importe que nous soyons croyants ou athées, agnostiques, déistes, animistes ou théistes, il s’imposera à nous une évidence : les étoiles, les planètes, les plantes, les animaux, et parmi ceux-ci, le super-animal humain ne se sont pas créés spontanément eux-mêmes. Ils doivent leur existence actuelle à un très long processus, dont les fondements demeurent amplement cachés aux plus surdouées des intelligences individuelles ou collectives aujourd’hui connues sur la terre.

Les humains, en particulier, membres du grand ensemble animal – mot qui dérive du latin anima/animus qui veut dire « âme »- sont porteurs d’énergies physiques et psychiques puissantes, issues de la longue histoire de l’évolution naturelle et socioculturelle de l’espèce humaine. On peut appeler création, cette évolution naturelle et socioculturelle, si l’on veut, cela ne change rien à l’affaire.

Nous sommes porteurs d’un corps et d’une psyché, dont les potentiels sont encore largement sous-développés en ce 21ème siècle global. Or être humain, c’est être en mesure de faire quelque chose des instincts puissants que la Nature nous a transmis, de manière constructive comme de manière négative.

Le choix de l’orientation de ces forces est précisément l’affaire des politiques de civilisation. Comprend-on à quel point la politique, sphère de l’action collective par excellence, ne peut être abandonnée sans tragédie à des personnes inaccomplies en elles-mêmes ? L’humain s’affirme en transformant le monde extérieur, en fonction de sa capacité de transformation de son monde intérieur.

L’humain se démonise, se transforme en monstruosité quand il laisse – par manque d’éducation spirituelle adéquate – les forces de sa nature intérieure agir de façon chaotique. Il est alors frappé de ce que Carl Gustave Jung appelait si justement le syndrome de dissociation, entre son être extérieur et son être intérieur.

L’humain qui n’a pas travaillé sur son ombre intérieure, sur son inconscient puissant, est un danger pour lui-même, pour ses contemporains et pour les générations futures. L’action extérieure de l’humain sans intériorité élaborée reflète alors ce désordre intérieur : la luxure, la rapine, la cupidité, le désir d’opprimer, de tuer, d’exterminer ses semblables, de posséder les choses matérielles de façon disproportionnée, tels sont entre autres signes, les preuves du désordre intérieur de l’humain.

Du coup, nous Africains, ne sommes que le reflet vivant de notre culture, c’est-à-dire le reflet de notre double éducation intérieure et extérieure. Une certaine passion pour le développement, pour la transformation matérielle de l’espace africain, ne peut dès lors porter du fruit, dans tous les grands Etats africains contemporains, et dans le monde interafricain, que si elle s’inspire d’une grande civilisation de l’intériorité. Pour tout dire, l’éducation intérieure et extérieure de l’homme est la condition de possibilité d’une humanité africaine forte, prospère et bienveillante.

Où allons-nous, Africains ?

Deux directions se proposent à nous, en fonction de la dissociation ou de la réunion des aspects intérieurs et extérieurs de nos civilisations continentales. Saurons-nous choisir celle qui correspond à la fécondation du mystère de la vie ? Nous laisserons-nous fasciner par le chant des sirènes de la possession, de l’immédiateté et de l’instantanéité enivrante ?

La tendance dominante, sur notre continent, est cependant hautement suicidaire.

Nous allons à l’abordage de l’Histoire, sous la fascination compréhensible des prouesses de la science, de la technique, de la modernité démocratique, des aisances de la société de jouissance que l’ère de la consommation scande. L’extériorité de la puissance nous émerveille et nous croyons devoir la faiblesse de nos sociétés essentiellement à leur sous-développement matériel. Il s’en est même trouvé pour penser que les Africains pourraient refuser le développement.

[5] Nous, Africains, voulons, comme le soulignait le célèbre personnage de Cheikh Hamidou Kane dans L’aventure ambigüe, Samba Diallo, « apprendre à lier le bois au bois », conquérir la rationalité instrumentale qui vainquit l’Afrique, lors des traumatismes de la Traite, de la Colonisation et de la Barbarie de l’Etat postcolonial africain, dont nombre d’entre nous souffrent encore.

Mais ce que nous ne voyons pas assez, nous, Africains, c’est que les civilisations qui se sont échinées à « lier le bois au bois » ont produit les plus grandes dévastations de l’histoire humaine : guerres mondiales, bombardements nucléaires, massacre de la biodiversité écologique de la planète, accélération des grandes crises mondialisées de l’économie et de la sécurité, etc.

Du coup, l’avenir de l’Afrique et de l’humanité dépendent d’une véritable révolution de tendances. Investir dans l’éducation et dans la culture de l’intériorité, au moins autant que dans le progrès scientifique et technique, c’est préparer en Afrique, la civilisation planétaire équilibrée dont le monde a besoin.

Une civilisation consciente des dangers inhérents à la nature chaotique intérieure de l’homme, dotant ses membres de l’aptitude à transformer leurs instincts et pulsions inconscients en forces de construction du Beau, du Vrai, du Juste et du Bien Commun.

Une civilisation promue, non par des homoncules, mais par des personnes humaines véritables conscientes de l’étendue de leur responsabilité pour elles-mêmes, pour toute l’humanité actuelle, future et passée. N’est-ce pas dans cette profondeur spirituelle qu’il faudrait sonder aujourd’hui toutes les luttes politiques africaines ? Que valent nos combats, s’ils s’agitent à la surface des affaires humaines et non dans la profondeur infinie de la dignité, voire de la divinité en l’humain ?

La politique africaine, pensée dans cette dimension sera dès lors une véritable épreuve du sens, digne des plus belles espérances pour tous et chacun. Pour le redire avec Amadou Hampâté Ba : « la tradition se préoccupe de la personne humaine en tant que multiplicité intérieure, inachevée au départ, appelée à s’ordonner et à s’unifier, comme à trouver sa juste place au sein des unités plus vastes que sont la communauté humaine et l’ensemble du cosmos ». [6]

Auteur: Franklin Nyamsi