La question anglophone au Cameroun: question identitaire ou question politique?

Thierry Amougou, Thierry Amougou, professeur à l'université catholique de Louvain

Sun, 4 Dec 2016 Source: Thierry Amougou

Attaqué depuis quelques temps par la secte terroriste et islamiste Boko- haram, le Cameroun connait ces dernier temps un autre tumulte en provenance de la partie anglophone de son territoire. Cependant, si la menace Boko Haram est une nouveauté dans l’espace sociopolitique camerounais, tel n’est nullement le cas de ce qui est traditionnellement appelé la question anglophone.

Celle-ci s’apparente en effet à un serpent de mer dans l’écosystème sociopolitique camerounais depuis au moins l’accession de ce pays à l’indépendance. Il en résulte qu’essayer une esquisse analytique de la question anglophone au Cameroun exige que certaines questions soient posées et traitées dans le but d’assainir les bases du débat au sein de l’espace public camerounais et africain. D’où les questions suivantes:

La question anglophone est-elle une question identitaire et/ou une question politique ? La réponse à cette question anglophone par l’exercice du monopole de la violence légitime est-elle à la hauteur des enjeux politiques et sociaux qu’elle pose ? Quelles stratégies politiques adopter pour la résoudre une fois pour toutes et préserver l’unité de la nation camerounaise ?

La question anglophone est-elle une question identitaire ou une question politique ?

Les « Anglophones », les « Francophones », « l’homme anglophone », « l’homme francophone » sont autant de concepts et de vocables définitionnels et désignationnels avancés par de nombreux Camerounais pour insister sur la dimension identitaire de la révolte dans une partie du Cameroun d’expression anglophone. D’après ces Camerounais, la question anglophone serait une question identitaire mettant en scène et en lumière une incompatibilité dirimante entre « l’homme anglophone » et « l’homme francophone ».

Cette thèse qui dilue la question politique au sein d’une question identitaire arrive à la conclusion que « l’homme anglophone » et « l’homme francophone » sont si différents qu’ils ne peuvent vivre ensemble et constituer une nation. Les « Francophones » seraient des valets congénitaux et consentants de l’ancien pouvoir colonial et de ses régimes vassaux au Cameroun depuis 1960, quand les « Anglophones » seraient des indociles et révoltés historiques face à la condescendance des puissances coloniales et des régimes camerounais y afférents.

Cette thèse des deux identités incompatibles de façon dirimante sur le territoire camerounais est peu consistante pour plusieurs raisons logiques. Dans un premier temps, qu’on le veuille ou non, un premier point de sa faiblesse tient au fait que les vocables définitionnels « Anglophones » et « Francophones » ne rendent aucunement parfaitement compte d’une identité, phénomène autrement plus complexe, dynamique et composite. « Anglophones » et « Francophones » ne sont tout au plus que de minces éléments de l’écheveau identitaire camerounais où ils font plus échos à deux secondes langues, le Français et l’Anglais que causent et écrivent les uns et les autres. Jusqu’à preuve du contraire, le « Francophone » au Cameroun est celui qui cause Français et « l’Anglophone » au Cameroun est celui qui cause Anglais alors que l’un et l’autre ont des identités plus complexes, plus composites et plus dynamiques dans l’espace sociopolitique et le temps historique.

Dans un second temps, même si on admet que les langues sont des paradigmes culturels et des opérateurs identitaires qui auraient inculqué la culture camerounaise aux Camerounais d’expression française et la culture anglaise aux Camerounais d’expression anglaise, cela reviendrait à dire que les colonisations française et anglaise auront complètement effacé les identités précoloniales de ces populations à tel point que les seules références identitaires parfaite aujourd’hui ne soient plus que deux langues coloniales.

Ce qui est largement loin d’être le cas car ni ceux qui causent français ni ceux des compatriotes qui causent anglais n’ont complètement capitulé face aux cultures des puissances coloniales. Ils ont fait preuve de résilience et de résistance et ont gardé de nombreuses spécificités précoloniales. Ils ont aussi construit de nouvelles identités au sein de l’Etat postcoloniale et le monde moderne.

Sommes-nous conscients que nous sommes en train d’entériner la victoire définitive et sans appel de la colonisation sur nous en affirmant, d’un côté que ce sont le « free banking » et « l’indirect rule » de l’empire britannique qui font l’identité de nos compatriotes de Bamenda et, de l’autre côté que ce sont le jacobinisme, l’administration directe et la bureaucratie française qui font celle de nos compatriotes d’expression française ?

Dans un troisième temps, si « Anglophones » et « Francophones » ne peuvent parfaitement rendre compte d’une question identitaire entre Camerounais, étant donné que plusieurs milliers d’entre eux causent et écrivent les deux langues, parler ici et là de « l’homme anglophone » et de « l’homme francophone » ne signifie absolument rien du tout car si une langue ne peut à elle toute seule rendre compte d’une identité, elle peut encore moins faire un homme particulier. « L’homme à la fois francophone et anglophone » serait, dans le cas contraire, une expression vide de sens pour caractériser les milliers de Camerounais bilingues, trilingues ou quadrilingues en ajoutant les langues locales.

Dans un quatrième temps, même si nous concédons à cette thèse l’avis suivant lequel « Anglophones » et « Francophones » sont si différents qu’ils ne peuvent faire nation, alors la question anglophone devient automatiquement une question politique car une question politique ne se pose pas lorsque des hommes et des femmes pensent la même chose et son compatibles. Elle se pose uniquement lorsqu’ils pensent des choses différentes et sont de prime- abord incompatibles. L’objet du politique est dans ce cas de fournir les conditions de possibilités du vivre ensemble car la construction d’une nation est une volonté permanente qui doit sans cesse se renouveler en remettant ses résultats à l’ouvrage du politique.

Nous assistons dans ce cas depuis toujours à une « anglophonisation » d’une question politique nationale, celle de l’érection d’une citoyenneté camerounais donnant de façon équitable à tous les Camerounais tant les mêmes devoirs que les mêmes droits effectifs sur et les mêmes droits effectifs à. Si une mise en forme identitaire peut véhiculer une revendication politique, c’est au politique de dissiper les questions identitaires très souvent prégnante lorsque la citoyenneté camerounaise ne tient pas dans la réalité ses promesses théoriques de Paix, de Travail et de patrie : les identités grondent quand le politique est en faillite car elles redeviennent dans ce cas les nouvelles références sécuritaires des populations.

La réponse à cette question anglophone par l’exercice du monopole de la violence légitime est-elle à la hauteur des enjeux politiques et sociaux qu’elle pose ?

En nous basant sur Max Weber, un Etat n’est Etat que s’il est capable d’exercer le monopole de la violence légitime. C’est ce monopole de la violence légitime qui permet de domestiquer nos pulsions de mort car l’Etat se présente comme le seul acteur légitime parmi les plus violents des violents qui peuvent exister dans une société. Parler de l’Etat, c’est parler du pouvoir, un pouvoir qui doit protéger la société contre elle-même, un pouvoir qui doit assurer l’intégrité de l’Etat contre toute force centrifuge qui porte atteinte à sa cohésion. C’est dans cette veine que Pierre Tilly nous enseigne que l’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat : il fait la guerre pour se protéger et la violence de la guerre construit l’Etat et se trouve à son fondement.

Autrement dit, la violence fonde le droit et le droit institut la violence. Qu’un Etat camerounais se dresse contre Boko Haram et contre des revendications sécessionnistes au sein de son territoire et de sa population est donc consubstantielle à ses caractéristiques intrinsèques.

Cette stratégie guerrière, incontestable dans le cas de la guerre contre un groupe terroriste et islamiste comme Boko Haram, ne l’est plus lorsque ledit Etat fait face à des revendications sécessionnistes, fédéralistes et/ou d’autonomie au sein de sa propre population. Cela tient au fait que ces revendications sont la traduction d’un ensemble de problèmes politiques et sociaux que ne peut résoudre le seul exercice du monopole de la violence légitime. Ne vouloir agir que par celui-ci entraîne des injustices supplémentaires, des humiliations et des abus de pouvoir qui, non seulement renforcent les mobiles justificatifs d’une demande de sécession, de fédéralisme ou d’autonomie, mais aussi engendrent des citoyens radicaux dans leurs revendications.

Autrement dit, à lui tout seul, l’exercice du monopole de la violence légitime entraîne, tant un épaississement et un approfondissement des griefs contre le pouvoir en place, qu’une radicalisation des revendications réprimées dans le sang et l’humiliation. Un homme, une femme et un jeune humiliés sont dangereux car ils deviennent « des perdants radicaux », c'est-à-dire des Camerounais qui acceptent leur défaite politique du moment mais comptent se venger par tous les moyens à tout moment. Ils peuvent alors être des proies faciles pour Boko Haram qui recrute parmi les « perdants radicaux ».

L’Etat camerounais doit cesser de donner à ses filles et à ses fils des raisons de se radicaliser et de devenir des adeptes potentiels des mouvements extrémistes et violents : quand on traîne un Camerounais et/ou une Camerounaise dans la boue c’est le Cameroun qu’on traîne dans la boue. Laisser l’instabilité et la rancœur gagner la population camerounaise fait un terreau fertile et favorable à Boko Haram.

Une autre limite de l’exercice du monopole de la violence légitime comme seule solution à la question anglophone est que l’Etat camerounais étant une dictature, il ne respecte pas les droits de l’homme les plus élémentaires des citoyens camerounais. Droits que doivent conserver ceux des nôtres qui manifestent leur mécontentement et expriment des désaccords. Cela entraîne que l’exercice du monopole de la violence légitime ne laisse pas seulement le problème politique intact, mais aussi devient un monopole de la violence illégitime.

Les vidéos qui circulent sur la toile et font le tour du monde ces derniers temps, confirment que la répression de l’Etat camerounais est illégitime, barbare, moyenâgeuse et disproportionnée face à des revendications politiques d’une partie de ses citoyens. Cela affaiblit encore plus la légitimité de nos forces de l’ordre et celle de l’Etat camerounais qu’elles représentent auprès de nos compatriotes d’expression anglaise. C’est cette stratégie de la violence d’Etat choisie par les différents régimes camerounais qui explique pourquoi la question anglophone se transforme en serpent de mer au Cameroun. Avons-nous des forces de l’ordre performantes uniquement contre des étudiants camerounais et des groupes sans forces de frappe conséquente ? Nos hommes en tenue montre-ils autant de zèle face à Boko Haram qui a une force de frappe conséquente ? Notre armée peut-elle compter sur un soutien sans faille des Camerounais face à Boko haram lorsqu’elle les matraque à longueur de journée ou les tue comme en février 2008 ?

Quelles stratégies politiques adopter pour résoudre une fois pour toutes la question anglophone et préserver l’unité de la nation camerounaise ?

Le pouvoir que représente un Etat n’est pas uniquement celui d’une machine répressive qui doit mettre de l’ordre par la force via une gestion de la violence symbolique par la violence somatique et institutionnelle. Il est aussi un organisateur et une organisation de la société, de la vie en communauté. Cela implique qu’il doive devenir un acteur politique stratège qui utilise avec bienveillance et altruisme à la fois le pouvoir hiérarchique qu’il a sur les citoyens et le pouvoir de coordination que lui impute son devoir de construire une nation. Se pencher sérieusement sur la question anglophone au Cameroun c’est d’abord accepter que la construction d’une nation soit plus difficile que celle d’un Etat.

Nous n’en voulons pour preuves que des revendications sécessionnistes et/ou d’autonomie qui existent encore entre l’Italie du Nord et l’Italie du Sud, entre la Corse et le continent en France, entre la Catalogne et le reste de l’Espagne ou entre la Flandre et la Wallonie en Belgique. Autant de conflits qui prouvent que construire une nation demande une excellence permanente dans l’exercice du pouvoir hiérarchique et du pouvoir de coordination du vivre ensemble par l’Etat.

En conséquence, traiter de la question anglophone au Cameroun est incompatible avec une gouvernance incompétente, paresseuse et peu crédible car réussir la nation revient à construire sans cesse des arguments qui font le trait d’union entre l’Etat camerounais et ses micros-nations précoloniales pour faire un Etat-nation. Nos dirigeants politiques doivent avoir pour leitmotiv politique la question de savoir comment construire un Etat qui renforce le vivre ensemble de façon à devenir aussi une nation. Le trait d’union entre Etat et nations n’est pas donné, il n’est pas une variable exogène au politique. Il doit se construire concrètement comme dynamique endogène au champ politique et cesser d’être une pure commodité orthographique ou discursive.

Un examen de ce qui fait le principe actif des revendications sécessionnistes, d’autonomie ou de fédéralisme de nos compatriotes d’expression anglaise met en lumière des problèmes communs à tous les Camerounais et à toutes les Camerounaises.

En effet, revendiquer une meilleure gouvernance, de meilleures écoles, des meilleures universités, une justice républicaine, une meilleure répartition des richesses nationales, un service public efficace et efficient, une poste et des banques fiables, des meilleurs hôpitaux, de meilleures routes, de meilleurs trains et de meilleurs chemins de fer et du travail pour soi et ses enfants afin que nos vies s’améliorent, est ce que revendiquent tous les Camerounais et toutes les Camerounaises depuis au moins 1960. Les ressortissants de toutes les zones du Cameroun qui se trouvaient dernièrement dans « le train de la mort d’Eséka » ont tous souffert sans distinction aucune dans leurs corps et leurs cœurs du mauvais état général du chemin de fer camerounais. Sortir de cette situation de carences généralisée est ce qui fait le destin commun de tous les Camerounais en 2016.

De là le fait que les manifestations de Bamenda véhiculent une problématique globale de mal être et d’insatisfaction après 34 ans d’un pouvoir absent pour les populations camerounaises mais présent uniquement pour lui-même. La preuve en est qu’au lieu de traiter des problèmes réels qui expliquent les revendications, les régimes camerounais ont par le passé choisi de copter des Camerounais d’expression anglaise pour représenter des communautés dans « la mangeoire nationale » suivant une stratégie politique clientéliste et opportuniste.

Le Cameroun ne peut éviter une implosion sociale et une explosion territoriale que si les conditions de construction d’une démocratie profonde sont mises en place par une politique de décentralisation effective qui renforce l’autonomie des régions dans un certains nombre de compétences afin de mieux construire la nation camerounaise. Dans la mesure où, à mon humble avis, la sécession et le retour au fédéralisme sont des solutions régressives et sans avenir, un autre point commun entre le reste du Cameroun et ceux qui manifestent à Bamenda est la revendication de meilleures capacités pour renforcer leur autonomie et résoudre leurs problèmes.

Et l’autonomie, si nous suivons Emmanuel Kant, est l’autre nom de la démocratie. Les régimes camerounais successifs sont et ont été incompétents parce qu’ils ont tous les pouvoirs mais ne risquent absolument rien du tout parce qu’il n’y a pas de démocratie. Les rendre compétents dans l’avenir revient à diminuer leur pouvoir et à les mettre face au risque politique d’être sanctionné par la volonté populaire. C’est la décentralisation comme base de ce projet de démocratie profonde qui favoriserait une meilleure prise en compte des revendications des minorités, une meilleure expression des identités singulières et une meilleure cohabitation entre celles-ci afin de faire nation après avoir fait Etat.

Là où l’Etat camerounais et ses gouvernements doivent faire preuve d’une véritable ingénierie institutionnelle et normative est l’invention de nouvelles institutions qui garantissent comment l’expression des identités singulières est transformée en richesse culturelle nationale, comment les différentes régions restent solidaires les unes des autres dans le partage des ressources économiques, et comment l’Anglais et le Français deviennent de véritables ressources communes dans tous les domaines au Cameroun.

L’Etat camerounais ne peut accepter ce qui divise en son sein. Dès lors, le politique doit travailler à additionner et à inclure tout le monde via la promotion d’institutions inclusives en lieu et place d’institutions extractives et prédatrices qui ont eu pignon sur rue depuis toujours dans ce pays. La décentralisation semble capable de poser les bases d’une démocratie profonde capable d’y contribuer.

Libérer le peuple camerounais d’une dictature d’Etat revient à promouvoir une décentralisation compétitive, démocratique et solidaire, seule capable de capitaliser les identités singulières pour en faire une richesse nationale. Elle deviendra alors “the glue that must link us together for a better future”.

Thierry Amougou, Macro économiste hétérodoxe, prof. Université catholique de Louvain, Fondateur et Animateur du CRESPOL, Cercle de Réflexions Economiques, Sociales et Politiques.

Auteur: Thierry Amougou