Maintenus pendant cinq ans à des statuts professionnels de «travailleurs temporaires » par une entreprise basée à Limbé, ils ont travaillé nuits et jours dans les zones infestées par la secte islamiste armée Boko Haram.
Travaillant à Tiko dans la région anglophone du Sud-ouest pour le compte de Binter Services Plus sous- traitant de la Cameroon Development Corporation (CDC), propriétaire des vastes plantations, Rubain Chamko, technicien en électricité, a fui les hostilités depuis le déclenchement de la crise armée entre les forces gouvernementales camerounaises et les groupes séparatistes armés.
Il me fallait bosser pour nourrir ma famille
Il a été embauché depuis septembre 2017 par Manpowercam. Sa relation de travail a d’abord été actée par une lettre d’engagement à l’essai de trois mois (03 mois) renouvelable une seule fois. Après cette période, il a travaillé jusqu’en septembre 2022 avec une multiplication de contrats à durée déterminée (Cdd) d’une durée de six mois chacun.
Ce titulaire d’un Baccalauréat F3 (Electrotechnique) obtenu au Lycée technique de Bafoussam en 2009, ne travaille plus depuis fin septembre 2022. Recruté cinq ans avant, par la société Manpowercam basée à Limbé, il a été mis au service de la société Teleinfra à Garoua pour la maintenance des installations électriques et des moteurs dans des stations qui hébergent les pylônes positionnés par des entreprises de téléphonie mobile. Mais courant le mois de septembre dernier, sans aucun préavis, lui et dix autres de ses collègues, ont été licenciés.
«Ils nous ont mis à la porte sans payer aucun droit. Ils ont abusé de nous en passant leur temps à signer et à renouveler des contrats à durée déterminée. Nous avons travaillé de jours comme de nuits et dans les zones à risque, à cause des incursions de la secte islamiste armée Boko Haram. Les heures de travail étaient irrégulières et sans primes. Il y a des fois, nous avons travaillé au moins 12 heures par jour, et ce du lundi au samedi. J’ai travaillé cinq ans sans congés. Rien ne m’a jamais été versé à cet effet. Nous sommes dubitatifs. Puisque, nous n’avons jamais enregistré nos contrats chez le service régional de la régulation de la main d’œuvre ou chez l’inspecteur du travail», se plaint-il.
Il dénonce aussi sa non affiliation à la caisse nationale de prévoyance sociale ou la non prise en charge de diverses maladies professionnelles par cette entreprise. « En ma qualité de déplacé interne de la crise anglophone, il me fallait faire quelque chose pour nourrir ma petite famille. Je me suis accroché au premier employeur qui m’a proposé quelque chose. Mais, à cette heure, ma déception est grave. Mon rendement professionnel a été sans faille. J’ai travaillé sur le terrain et coordonné avec efficience les équipes à ma disposition. Ma formation supplémentaire pour intervention travaux sous tension en basse tension (TST BT) et formation sur les nouvelles normes de procédures et techniques de réalisation des branchements ont contribué à rehausser mon habilité professionnelle », explique-t-il.
Marié, il doit se battre durement pour scolariser et nourrir ses deux premiers enfants déjà au collège. Le paiement de son loyer et le règlement des autres charges domestiques semblent devenus particulièrement pénibles pour ce travailleur licencié par Manpowercam.
Vendeuse dans un restaurant à Bafoussam, Ché Ita est confrontée à une situation similaire. Elle travaille dans un mini restaurant, sans rémunération conséquente. « Je touche 23.000 Fcfa par mois. Je dois travailler de 7 heures à 18 heures, voire 19 heures chaque jour. Si je manque au travail, ma patronne va me chasser », déclare-t-elle.
Fragiles, de nombreux déplacés internes de la crise anglophone sont obligés de se soumettre à des mauvaises conditions de travail. Embauchés sur des chantiers de construction de bâtiments ou des travaux publics, ils sont rémunérés au rabais. Certains techniciens-maçons perçoivent moins de 3000 Fcfa pour une journée de travail alors que la moyenne pratiquée est de 5000 Fcfa. Et cette situation semble profiter à certains entrepreneurs locaux.
« Je préfère travailler avec les déplacés. Ils ne coûtent pas cher en terme de main d’œuvre », avoue un chef d’entreprise à Bafoussam.
Raymonde Alima, responsable à Manpowercam, explique que « les travailleurs embauchés et affectés au Nord sont des travailleurs temporaires et non des permanents. Ils sont affectés à des tâches quand il y a à faire. Nous reconduisons généralement nos engagements avec les travailleurs disciplinés. Les paresseux et les déserteurs ne sont pas reconduits. Nous sommes une entreprise de placement. Ce que nous faisons est normal», souligne-t-elle sans précision de la base juridique de cette approche managériale. Ce discours est contraire aux orientations de l’Organisation internationale du travail (Oit).
La Convention Oit (n° 1) sur la durée du travail (industrie) actée 1919 stipule en son article 3 :« La limite des heures de travail prévue à l'article 2 pourra être dépassée en cas d'accident survenu ou imminent, ou en cas de travaux d'urgence à effectuer aux machines ou à l'outillage, ou en cas de force majeure, mais uniquement dans la mesure nécessaire pour éviter qu'une gêne sérieuse ne soit apportée à la marche normale de l'établissement. »
De même, il n’est pas approuvé par le chef du service de la régulation de la main d’œuvre à la délégation régionale du ministère de l’Emploi à l’Ouest, Willy Enamba Mpak Susic. Approché par Journalistes en Afrique pour le développement(Jade), cet administrateur de travail et de sécurité sociale, dénonce cette entreprise et bien d’autres. « C’est un abus. Pour être valable, tout contrat doit être enregistré chez nous. Nous vérifions si les contrats et les lettres d’engagements sont établis conformément à la loi. Un contrat à durée déterminée ne doit pas être renouvelé plus d’une fois. Il faut respecter le code du travail. La loi impose que tout travailleur doit gagner au moins 36 270 Fcfa mensuellement. C’est le salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) au Cameroun», soutient-il.
Une position que partage Luc Thierry Ebolo, cadre contractuel d’administration en service à la délégation régionale du travail et de la sécurité sociale de l’Ouest. Il se dit préoccupé surtout par le travail des déplacés internes. « Je vais voir avec ma hiérarchie comment organiser une descente sur le terrain pour vérifier si les employeurs respectent la réglementation nationale en matière de travail.
Avant de sanctionner, il faut d’abord sensibiliser…» La spirale des abus dont sont victimes les déplacés internes en milieu professionnel ne cesse de s’allonger au fil des jours…
Selon Luc Wanji, membre de la Centrale autogame des syndicats des travailleurs du Cameroun(Csac), l’Etat du Cameroun ne veille pas à ce que les exigences de l’Organisation internationale du travail soient respectées par les patrons afin que tout employé accède à un emploi décent. Il intervient dans le sens de la Convention Oit n° 158 sur le licenciement édictée en 1982, dont article 8 recommande :
« Un travailleur qui estime avoir fait l'objet d'une mesure de licenciement injustifiée aura le droit de recourir contre cette mesure devant un organisme impartial tel qu'un tribunal, un tribunal du travail, une commission d'arbitrage ou un arbitre.(…)Un travailleur pourra être considéré comme ayant renoncé à exercer son droit de recourir contre le licenciement s'il ne l'a pas fait dans un délai raisonnable. »