Livre : Gloire et naufrage politiques de l'UPC

Wed, 28 Oct 2015 Source: Pierre Kamé Bouopda

En introduction de son ouvrage intitulé Le mouvement nationaliste au Cameroun (1) , Richard Joseph s’interroge ainsi :

Comment se faisait-il qu’un pays où un mouvement nationaliste si large, si dynamique et progressiste s’était développé après la Deuxième Guerre mondiale, un pays qui nourrissait une tradition anticolonialiste si forte depuis le début de la domination allemande, ait pu accéder à l’indépendance avec un régime et une direction qui avaient si peu de points communs et s’inspiraient si peu de ce passé vibrant ?

Cette question subodore une « énigme » comme il l’écrit, voire une escroquerie politique au sujet de l’indépendance du Cameroun. Elle est à l’origine de ce livre.

Il n’y a en effet aucun doute sur le fait que l’Union des populations du Cameroun (UPC) était un mouvement politique anticolonialiste, nationaliste et populaire au début des années 1950. Anticolonialiste parce qu’ilétait à l’avant-garde de la lutte contre les abus coloniaux au Cameroun. Nationaliste parce qu’il portait avec bravoure la revendication indépendantiste. Il s’affirmait aussi comme un parti populaire et de masse. Il inscrivait enfin son action dans le mouvement africain et mondial d’émancipation coloniale, particulièrement vivant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Il est aussi vrai que les traditions anticolonialiste et nationaliste sont anciennes au Cameroun. Leurs premières manifestations remontent à la fin du XIXe siècle au lendemain de la signature du Traité « Germano-Douala » dont l’interprétation divergente de certaines clauses détermine une crise politique majeure et durable entre les populations douala et les pouvoirs publics de l’empire Allemand. La pendaison de Rudolf Douala Manga le 8 août 1914, après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, sanctionne en grande partie son rejet du colonialisme et l’expression nationaliste de la cause de ses mandants.

Les statuts internationauxsuccessifs du Cameroun (Territoires sous mandat de la Société des Nations (SDN), Territoires sous tutelle des Nations Unies (ONU)),acquis depuis la fin de la Première Guerre mondiale, entérinentenfin la reconnaissance internationale des sensibilités anticoloniale et nationaliste des Camerounais. Aussi, dès la fin des négociations du Traité de paix de Versailles, les Territoires camerounais ont vocation à l’indépendance. Cette perspective est clairement inscrite dans la Charte des Nations Uniesadoptée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

Les Territoires camerounais et plusieurs autres Territoiresen Afrique et dans les Iles du Pacifique sont placés sous le régime international de la tutelle des Nations Unies. Aucun de ces Territoires, en dehors du Territoire camerounais sous administration française, n’accède à l’indépendance ou à la pleine autonomie dans des conditions violentes, l’autonomie ou l’indépendance étant la finalité de leur statut international.

À la lumière de ce qui précède, la question de Richard Joseph est connexe à la suivante : Pourquoi un mouvement nationaliste si large, si dynamique et progressiste, imprégné d’une tradition anticolonialiste si forte, dans un Territoire placé sous le régime international de la tutelle des Nations Unies, a recouru à la lutte armée dans la revendication d’un objectif consubstantiel au statut juridique de ce Territoire ?

La réponse à cette question subsume la réponse à Richard Joseph. Elle est le fil conducteur dans la rédaction de ce livre.

Les combats anticolonialiste et nationaliste de l’UPC au début des années 1950 reposent principalement sur un argumentaire juridique inspiré par les textes organiques du statut international du Cameroun et les résolutions des instances internationales de la tutelle.

Ruben Um Nyobé, son leader historique, exploite les ressources juridiques de ce statut pour contraindre l’ONU à veiller au respect de l’esprit et la lettre des dispositions de sa Charte relatives aux fins essentielles du régime de la tutelle.

Sensibles à la pertinence de l’argumentaire de l’UPC, les instances de la tutelle des Nations Unies produisent une série de résolutions au début des années 1950 invitant les puissances administrantes à accélérer les réformes politiques et sociales ouvrant rapidement la voie à la levée de la tutelle par l’indépendance des Territoires camerounais.

C’est la période de gloire politique de l’UPC. C’est le parti dominant au Cameroun. Toutes les instances internationales de la tutelle le savent. Les puissances administrantes en sont également conscientes. Ruben Um Nyobé est à cette période une notoriété politique nationale et internationale malgré l’ostracisme politique dont l’UPC est victime au Cameroun.

En 1955, alors qu’elle s’appuyait jusque-là sur le progressisme des ressources juridiques du statut international du Cameroun dans sa quête de libération politique, l’UPC entreprend de recourir désormais au pouvoir coercitif du peuple camerounais, à l’exemple du mode opératoire des mouvements de libération nationale qui prospèrent à l’époque dans des Territoires, possessions des puissances coloniales française, britannique, belge, espagnole et portugaise.

L’ostracisme politique qu’elle subit au Cameroun, notamment parce que son action contrarie les velléités intégrationnistes de la France, n’est pas étranger à ce changement risqué de stratégie. L’UPC, au regard de sa popularité, fait cependant le pari de la mobilisation du peuple camerounais pour contourner cet ostracisme, hâter la réalisation de ses objectifs politiques et sa prise du pouvoir.

C’est le sens profond de la Proclamation commune pour la fin du régime de tutelle (et) l’édification d’un État camerounais souverain publiée à Douala le 22 avril 1955, que Ruben Um Nyobé, Félix Roland Moumié, Abel Kingué et Ernest Ouandié signent au nom de l’UPC. Un mois plus tard ce sont les émeutes meurtrières du mois de mai 1955. Elles opposent dans la plupart des cas, des militants et sympathisants de l’UPC aux forces de l’ordre de l’administration française.

Pour la France, ces émeutes s’inscrivent dans le prolongement logique de la Proclamation commune du 22 avril 1955. L’UPC porte donc la responsabilité de ces violences meurtrières qui n’aboutissent pas, malgré la lourdeur du bilan, à l’embrasement général du Territoire.

Dès lors, l’UPC est assimilée à une organisation révolutionnaire intéressée, moins à l’indépendance du Cameroun, qu’à la prise du pouvoir politique au besoin par la contrainte, voire la force armée. La relation de bienveillance mutuelle avec les instances de tutelle des Nations Unies est compromise. La rupture avec l’administration française est consommée.

Dès le mois de juillet 1955, toutes les organisations politiques signataires de la Proclamation communedu 22 avril 1955 sont dissoutes par le gouvernement français. Les dirigeants et les militants de ces organisations sont pourchassés et certains d’entre eux sontarrêtés et emprisonnés. L’UPC et ses principaux dirigeants en liberté entrent en clandestinité.

C’est le début des dissensions internes et le commencement de son naufrage politique.En clandestinité, l’UPC redécouvre l’importance relative des prérogatives des Nations Unies dans la problématique de l’autonomie ou de l’indépendance d’un Territoire sous sa tutelle. À l’ONU, l’UPC n’est cependant plus considérée comme une organisation militant avec des arguments de droit pour l’aboutissement des fins essentielles du régime de tutelle, telles qu’énoncées dans l’article 76 de sa Charte.

Elle est désormais perçue comme un parti politique radical intéressé avant tout par la prise du pouvoir politique, au besoin par la violence. En l’espace de quelques mois, l’UPC a ainsi épuisé son capital de sympathie auprès des Nations Unies. Elle va par la suite essayer en vain de le reconstituer.

À partir de 1956, la France, conformément aux recommandations récurrentes des Nations Unies, intègre désormais l’indépendance du Territoire camerounais sous son administration dans son agenda politique de court terme.Dans une conjoncture tourmentée dans son empire colonial, elle envisage de conduire ce processus à son rythme et sans perdre la face, c’est-à-dire, sans donner l’impression d’y être contrainte et forcée.

Exclue du processus officiel de génération de l’indépendance du Cameroun, l’UPC se radicalise et cède à la tentation de la lutte armée pour bloquer de force ce processus. À cette occasion, elle définit deux catégories de Camerounais et s’arroge le droit d’exterminer ceux qui n’adhèrent pas à ses options politiques.

Les Camerounais qui rejettent le processus politique conduit par la France et supervisé par les Nations Unies sont considérés comme des « nationalistes ». Ils ont droit à la vie. Ceux qui sont parties prenantes dans ce processus politique, c’est-à-dire tous ses concurrents autochtones, sont des « valets» des colonialistes. Ils n’ont pas droit à la vie. Au mois de décembre 1956, l’UPC va ainsi assumer la responsabilité de l’une des séries de violences les plus meurtrières au Cameroun.

À partir de 1958, lorsque le Cameroun sous administration française s’achemine concrètement vers la levée de la tutelle des Nations Unies par son indépendance, l’UPC approuve cet objectif consensuel, mais suggère des conditions préalables qu’elle soumet à l’arbitrage des Nations Unies. Elle souhaite, comme plusieurs États membres des Nations Unies, l’abrogation du décret de son interdiction (décret du 13 juillet 1955), et l’organisation des élections générales avant la proclamation de l’indépendance.

Autrement dit, la proclamation de l’indépendance étant imminente, l’UPC souhaite, avec un argumentaire soutenable, que l’opportunité lui soit donnée de concourir à l’accès au pouvoir. Au terme de plusieurs débats contradictoires aux Nations Unies, ses suggestions ne sont pas retenues.

L’enjeu prioritaire pour l’ONU étant moins l’avenir politique de l’UPC, que la première levée de tutelle sur l’un des Territoires internationaux dont elle a la charge, ses États membres décident par vote que des élections générales, avec la participation de toutes les parties, soient organisées après la proclamation de l’indépendance du Cameroun le 1er janvier 1960. C’est une solution de compromis au regard des oppositions politiques irréductibles suscitées par ce sujet.

À six mois de la proclamation de l’indépendance du Cameroun, la branche de l’UPC présidée par Félix Roland Moumié se retranche derrière le slogan de la quête de « l’indépendance véritable » pour décréter la lutte armée dans le pays et ordonner explicitement l’assassinat de dirigeants politiques camerounais, y compris celui des upécistes qui ne partagent pas ce point de vue.

De nouveau, l’UPC revendique la responsabilité de la série de violences meurtrières à caractère terroriste qui endeuille des régions entières du Cameroun durant plusieurs mois, obligeant le régime politique camerounais du président Ahmadou Ahidjo à produire une législation répressive impressionnante pour garantir l’ordre public et assurer la sécurité des biens et des personnes.

La dérive autoritaire et l’inclination répressive de l’État postcolonial du Cameroun ne sont pas étrangères à cette politique du pire conduite par les dirigeants exilés de l’UPC après l’arbitrage des Nations Unies sur le sujet de l’indépendance des Territoires camerounais sous sa tutelle.

Cette politique du pire est incomprise à l’époque, et majoritairement condamnée par les populations et les dirigeants politiques de l’État indépendant du Cameroun. Initiée, revendiquée et assumée par la branche exilée de l’UPC, elle est attribuée à tort à l’ensemble du parti de Ruben Um Nyobé. Cette confusion, qui est en réalité une méprise, aide à comprendre pourquoi le Cameroun a pu accéder à l’indépendance avec un régime et une direction qui avaient si peu de points communs et s’inspiraient si peu du passé vibrant de l’UPC.

En criminalisant le combat de l’UPC, et en lui imprimant une orientation idéologique étrangère aux traditions anticolonialiste et nationaliste camerounaises, Félix Roland Moumié et les autres dirigeants de l’UPC de l’extérieur ont largement contribué à accréditer, a posteriori, la thèse ancienne de la puissance administrante selon laquelle l’UPC était une « organisation révolutionnaire de type communiste » qui envisageait avant tout de conquérir le pouvoir politique au Cameroun par la lutte armée.

1-Joseph, Richard, Le mouvement nationaliste au Cameroun, Karthala, 1986.

Auteur: Pierre Kamé Bouopda