Malversations: Les 310 millions de la discorde

Mon, 14 Dec 2015 Source: Jean-Bruno Tagne

Que se passe-t-il au Centre interrégional de coordination (Cic) pour la sûreté maritime dans le golfe de Guinée ? Le Cameroun perdra-t-il le siège de cette institution ? Cette option n’est pas à écarter au regard des problèmes auxquels le Centre fait face ces derniers mois et qui alimentent les colonnes des journaux.

Son directeur exécutif, le colonel sénégalais Abdourahmane Dieng a été appelé à la Cedeao pour consultation et devrait quitter le Cameroun à cet effet dans les prochains jours. Son bureau est en ce moment occupé par le capitaine de frégate camerounais, Emmanuel Isaac Bell Bell. 

Le différend qui pourrait connaitre une escalade diplomatique porte sur une somme de 310. 131. 000 FCfa destinée au fonctionnement du Cic et qui a fait l’objet de transactions douteuses. Cette affaire fait en ce moment l’objet d’une enquête au secrétariat d’Etat à la Défense. Des personnalités, et pas des moindres, ont déjà été entendues : Edgar Alain Mebe Ngo’o, ancien ministre délégué à la présidence de la République chargé de la Défense, le chef d’état-major de la marine nationale, le contre-amiral Jean Mendoua et le directeur exécutif du Cic, le colonel Abdourahmane Dieng.

« C’est une affaire complexe au regard des personnalités mises en cause. Tout ce que je peux dire au regard des éléments en notre possession c’est que le Cic a pendant longtemps été la vache-à-lait de certaines personnalités. Les auditions nous ont permis d’avoir des révélations terribles. Le Cameroun n’en sort pas grandi », persifle une source proche de l’enquête.

Pour bien comprendre ce qu’une source proche de l’enquête au Sed appelle « l’affaire des 310 millions du Cic », il faut remonter à la genèse de ce Centre. 

Il était une fois le Cic 

Le 25 juin 2013, Yaoundé accueille un sommet de chefs d’Etats et de gouvernements de la Communauté économique des Etats d’Afrique centrale (Ceeac), de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) et de la Commission du golfe de Guinée (Cgg). Il est question à l’ordre du jour des travaux de sureté et de sécurité dans le golfe de Guinée. A l’issue des discussions, les trois communautés adoptent un code de conduite relatif à la prévention et à la répression des actes de piraterie dans le golfe de Guinée. Dans la foulée, elles décident de créer le Centre interrégional de Coordination (Cic). 

Plus tard, le 26 octobre 2013, les délégués de la Ceeac, de la Cedeao et de la Cgg se réunissent une fois de plus, cette fois à Dakar avec l’appui des Nations Unies pour discuter de la mise en œuvre de la stratégie régionale sur la sûreté et la sécurité maritime dans le Golfe de Guinée.

Au cours des échanges, les problèmes auxquels le golfe de guinée est confronté sont rappelés par le président de la commission de la Cedeao, Kadré Désiré Ouédraogo. « Les fléaux que constituent la piraterie, le terrorisme, l’extrémisme, et le grand banditisme en mer, ainsi que d’autres actes de criminalité organisée, dirigés contre notre domaine maritime commun, déclare-t-il, s’ajoutent à d’autres facteurs et constituent une menace pour notre sécurité collective.

» A l’issue de la réunion de Dakar, il est mis en place un groupe de travail chargé entre autres, de faciliter la mise en place du Cic dont la création avait été décidée à Yaoundé quelques mois plus tôt. Le Cameroun est désigné pour en accueillir le siège.

Au début du mois de juin 2014, les délégués de la Ceeac, de la Cedeao et de la Cgg se retrouvent une nouvelle fois à Yaoundé pour la validation des textes fondamentaux du Cic. Une feuille de route est adoptée ainsi que l’idée de la nomination dans un « bref délai » d’un directeur exécutif et d’un directeur exécutif adjoint du Cic.

Un accord de siège est signé entre l’Etat du Cameroun et les trois organisations communautaires ainsi que le protocole relatif à l’organisation et au fonctionnement du Cic. Les rôles et les prérogatives de chacune des parties sont clairement définis. Le directeur exécutif par intérim est désigné par la collégialité. Il s’agit du colonel sénégalais Abdourahmane Dieng, un balaise jambar de 51 ans.

Que vaut le golfe de Guinée ?

En septembre 2014, le siège du Cic est inauguré au quartier Bastos à Yaoundé en présence de Véronique Roger-Lacan, la représentante spéciale pour la lutte contre la piraterie maritime, au nom du P3, qui regroupe la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Le travail peut enfin commencer. Il est immense au regard des enjeux que représente le golfe de Guinée. Il s’agit, en rappel, d’une zone maritime de 6000 kms qui s’étend des côtés du Sénégal à l’Angola. Il constitue, selon les experts, l’un des plus grands gisements de pétrole offshore du monde. Soit 24 milliards de barils de réserve. Un tel potentiel attire, bien sûr, la convoitise d’une horde de forbans. 551 attaques contre des navires ont été recensées sur les 10 dernières années. 

C’est donc avec ces enjeux présents à l’esprit que l’équipe du Cic se met en place. Les Etats membres en attendent beaucoup. Pour un début, les installations au siège à Bastos ne sont pas à la hauteur des défis ; pas de mobilier, pas d’ordinateurs. Les six mois impartis pour la mise en place du Centre passent sans résultats probants. Le gouvernement camerounais ne tient pas ses engagements, confie une source proche du Cic.

« Le Cameroun n’a viré à notre connaissance aucun franc ni dans le compte Uba, ni dans celui de la Bicec, encore moins dans celui d’Ecobank », précise un employé. Le directeur exécutif, Abdourahmane Diend se contente de ses 800 000 Fcfa de salaire par mois, de 100 000 FCfa de frais de carburant, d’une voiture et d’un chauffeur.

En mai 2015, une réunion des amis du golfe de Guinée se tient à Pointe Noire au Congo. Le représentant du Cameroun à cette réunion déclare au cours des travaux que le Cic a été abandonné à son pays. Il ajoute que dans ces conditions, le Cameroun souhaite se retirer s’il ne bénéficie pas du soutien des autres Etats membres.

Pendant les discussions, l’on apprendra que le siège du Cic à lui tout seul est loué à 12 millions FCfa par mois. Et les participants de suggérer au Cameroun de commencer par déménager le Cic de ses dispendieux locaux actuels pour en trouver d’autres dont le loyer serait au plus de 4,5 millions par mois.

Main basse sur 310 millions 

Les déclarations alarmantes du représentant camerounais à la réunion de Pointe Noire n’ont pas laissé le directeur exécutif du Cic indifférent. Il décide de s’en ouvrir au président de la République à travers une correspondance. En réponse, Paul Biya ordonne la mise à la disposition du Centre de la somme de 310 131 000 Fcfa. Cette somme avait été arrêtée quelques temps plus tôt dans un mémo adressé au ministre.

Le 10 septembre, le ministre de la Défense, Edgar Alain Mebe Ngo’o adresse une correspondance au directeur exécutif du Cic. « Il est mis à votre disposition, auprès du chef de service des affaires générales de mon cabinet, la somme de 310 131 000 FCfa, nécessaire au fonctionnement du Centre interrégional de coordination », écrit-il.

La répartition de l’argent est bien précisée : 254 010 000 pour le fonctionnement, 14 400 000 pour les primes des cadres internationaux, 1 800 000 pour le carburant des cadres internationaux, 5 790 000 pour les salaires du personnel d’appui et 14 131 000 pour l’acquisition du matériel informatique. Une copie de cette lettre est adressée entre autres au secrétaire général de la présidence de la République et au directeur exécutif du Cic. Mais, l’argent n’est pas immédiatement remis à son destinataire.

Le 2 octobre, Mebe Ngo’o est muté. Il quitte le ministère de la Défense pour celui des Transports. Ce jour-là, il signe une autre correspondance, concernant les mêmes fameux 310 millions. Cette fois, ce n’est pas au directeur exécutif du Cic, mais plutôt à un certain « président de la cellule opérationnelle du comité national de suivi de l’équipe de lancement du Cic », qui n’est en réalité que le chef d’état-major de la marine nationale, le contre-amiral Jean Mendoua. Cette fonction, jure-t-on au Cic n’existe nulle part. 

La deuxième correspondance du ministre Mebe Ngo’o, qui détaille également comment les fonds doivent être utilisés intrigue. Au nom de quoi et à quel titre Mendoua reçoit ces sommes pour le fonctionnement du Cic alors qu’il n’en est pas le directeur ? Pourquoi l’argent n’a-t-il pas simplement été viré dans les comptes du Cic ?

A cette dernière question, « un proche » du ministre de la Défense, dans les colonnes de nos confrères de Mutations a pointé « la moralité douteuse du colonel Abdourahmane Dieng pour justifier que l’argent ait été envoyé plutôt au contre-amiral Mendoua et pas au directeur du Cic. En quoi la moralité du colonel sénégalais est-elle douteuse ?

La première correspondance du Mindef mentionne bien qu’une copie a été envoyée au secrétaire général de la présidence de la République. Mais dans la deuxième lettre, cette mention n’y figure plus. Pourquoi ? Sur la forme, l’on observe que l’encre du cachet du Mindef dans la première lettre est différente de celle de la deuxième. Preuve que cette seconde correspondance n’a pas été rédigée, ni signée dans les mêmes conditions que la première. Mebe Ngo’o n’était en effet plus ministre de la Défense… Pourquoi a-t-il continué de poser des actes en cette qualité ?

Toujours est-il que le directeur du Cic, le colonel Abdourahmane Dieng, qui a un statut de diplomate au Cameroun écrit au ministre des Relations extérieures. Lequel saisit à son tour le Sg de la présidence de la République. Paul Biya ordonne une enquête au Sed. L’ancien ministre de la Défense, Edgar Alain Mebe Ngo’o est entendu, le contre-amiral Jean Mendoua aussi, ainsi que Abdourahmane Dieng lui-même.

Que peut Paul Biya ?

De source proche de l’enquête au Sed, le colonel sénégalais a révélé lors de son audition un système de pillage des fonds publics sous le couvert du Cic. Sa principale cible ? Le chef d’état-major de la marine nationale, le contre-amiral Jean Mendoua, qu’il accuse au passage d’immixtion dans la gestion du Cic, d’intimidation, de violation de ses correspondances à travers la mise de son téléphone sur écoute, le non-respect de son statut de diplomate, etc. 

Abdourahmane Dieng, lors de son audition a également affirmé que le contre-amiral Jean Mendoua avait tenté de lui remettre, nuitamment dans son bureau, par les soins de l’enseigne de vaisseau Koumou Okono, une somme de 77.751.000 FCfa dans un gros sac. L’argent semblait représenter sa part du butin, c’est-à-dire des 310 millions offerts à Jean Mendoua par Mebe Ngo’o. Cet argent sera ensuite viré sur le compte personnel d’Abdourahmane Dieng à la Bicec avant d’être renvoyé par la suite à l’expéditeur. Comment l’agent destiné au fonctionnement du Cic s’est-il retrouvé dans le compte personnel du colonel Dieng ? Le contre-amiral Jean Medoua voudrait s’appuyer sur ce fait pour l’attaquer devant la justice pour détournement de fonds publics.

Abdourahmane Dieng a aussi révélé que son véhicule de service, une Toyota Yaris Lounge immatriculé CE 280 GY est loué à 200 mille FCfa par jour depuis plus de six mois. En tant que diplomate, il a droit à une voiture immatriculée CD. Toute chose impossible en l’état actuel des choses, puisqu’il s’agit d’une voiture de location. « C’est la voiture la plus chère de l’histoire du Cameroun », rigolent certains employés du Cic.

L’enquête ordonnée par le chef de l’Etat devrait permettre d’apporter des réponses aux questions que nous avons soulevées plus haut. En attendant, cette affaire révèle au moins une chose : le Cic n’a jamais fonctionné comme il se devait. Les grands enjeux de la lutte contre la criminalité dans le golfe de Guinée ont été sacrifiés sur l’autel du lucre. On imagine d’ici la déception des partenaires du projet tels que les Nations Unies, l’Italie, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. La Ceeac, la Cedeao et la Cgg doivent être bien embarrassés.

Auteur: Jean-Bruno Tagne