Depuis novembre 2016, la minorité anglophone proteste contre ce qu’elle qualifie de marginalisation par le pouvoir central de Yaoundé. La grève des avocats, suivie de celle des enseignants, avait dégénéré en une crise socio-politique dans les deux régions anglophones. Cette crise sociale avait débouché sur une vague de protestations et de violences urbaines. Une situation avait conduit à l’arrestation d’une trentaine de leaders anglophones, qui avait été conduit à Yaoundé pour être poursuivis pour « co-action d’actes de terrorisme, hostilité contre la patrie et rébellion », selon l’acte d’accusation. Le mercredi 30 août 2017, le président de la République, Paul Biya, avait décidé de l’arrêt des poursuites judiciaires « pour actes de terrorisme » contre les leaders de la crise dite « anglophone ». D’après ce communiqué signé par le Secrétaire Général à la Présidence de la République : « Cette décision, qui s’inscrit en droite ligne des multiples mesures déjà prises par les pouvoirs publics, pour apporter des réponses aux préoccupations exprimées par les ressortissants de ces deux régions, procède de la volonté inébranlable du chef de l’Etat de rechercher en tout temps, des voies et moyens d’une résolution pacifique des crises, grâce aux vertus de la tolérance, du dialogue et de l’humanisme ».
A la suite de la libération des prisonniers anglophones, le sept septembre 2017, les patriarches Béti du Mfoundi décidèrent de saisir le Chef de l’Etat, Paul Biya, pour réclamer la libération des fils Béti incarcérés dans les geôles camerounaises suite à leur inculpation pour détournement de deniers publics dans le cadre de l’ « Opération Epervier». Les patriarches du Mfoundi expliquent que l’acte magnanime de Paul Biya envers les prisonniers anglophones lui a été inspiré par Dieu lui-même. Aussi devrait-il étendre sa générosité aux prisonniers Béti qui séjournent depuis plusieurs années déjà en prison. Car, «l’unité et la paix du Cameroun ne peuvent se faire sans le Mfoundi et sans la région du Centre». Selon Émile Onambélé Zibi, président de l’Association des Patriarches du Mfoundi, s’exprimant sur l’opportunité de cette démarche, il déclarait : «Nous lui disons tout simplement d’élargir sa générosité à ses autres fils. Tous sont ses enfants, c’est lui qui les a emmenés là-haut. Ils ont fauté, mais quand on tape sur son enfant, on ne le jette pas dehors».
Cette sortie des patriarches Béti du Mfoundi avait été diversement appréciée et avait donné lieu à une vague de réactions. Les plus révoltés avaient considéré cette sortie comme étant une imposture, estimant qu’il était « malsain de mettre sur un même pied d’égalité quelqu’un qui a volé des millions et celui a brûlé un tissu, fut- il le drapeau ». Une frange de la population avait appelé ces patriarches à plus de retenu et au respect du rôle social qui était le leur.
Qui sont les Beti?
Au Cameroun, ils sont principalement localisés dans les régions du Centre, de l’Est et du Sud du pays. Une légende rapporte que les Béti viennent de l’autre côté du fleuve Sanaga, qu’ils traversèrent à la fin du xviiie siècle sur le dos d’un serpent mythique dénommé Ngan-medza. Pourtant, la reconstitution de leur itinéraire migratoire et le mystère de leur origine demeurent entier. Une situation qui a provoqué tant du côté des africanistes que du côté des chercheurs européens d’énormes spéculations. Certaines sources, établissent un lien originaire avec l’Egypte (Trilles, 1912), tandis que d’autres affirment qu’ils sont des descendants d’une tribu franque égarée en Afrique via l’Espagne (Franc, 1905). Ces derniers s’appuyant sur le fait que leur barbe à pointe ne serait autre que le souvenir de la moustache en croc des Germains.
D’après Nekes (1911), les premiers habitants de Yaoundé employaient le terme Béti pour désigner les hommes et les choses relevant du même ensemble culturel que le leur. Le mot « Béti » (Les Seigneur, les Nobles, les Hommes libres) s’oppose à « Bélô » (esclave), et peut-être plus précisément encore à « Belôbelôbô », onomatopée correspondant au bruit de l’eau qui bout dans une marmite pleine de légumes et qui désigne fondamentalement les étrangers (asservis ou à asservir). Le mot Béti connote la respectabilité, la noblesse, la liberté de ton et de parole, la bravoure, le courage et la capacité à se défendre tout seul. On dit habituellement que le Béti est un « Monsieur » (se rend d’ailleurs par le singulier Nti, qui renvoie à Seigneur). Le fait d’être Béti déborde la sphère territoriale et linguistique. Pour les Ewondo, les Mengisa, les Eton, les Bulu, les Bene sont tous des Béti.
Organisation sociopolitique
La société se caractérise par son caractère égalitaire : tous les Hommes sont égaux. Dans le passé, il n’y avait donc pas de chef séculier chez les B¶-ti. Cependant, il existait un chef spirituel, détenteur d’un pouvoir magique, qui était pour les hommes, le Zomloa, et lorsqu’il s’agissait d’une femme, Asouzoa. Mais cette hiérarchie n’était que symbolique. La seule hiérarchie existante était celle qui résultait de prestations individuelles entre clans (mvog) qui s’invitaient les uns les autres. Au niveau des clans, on ne peut pas véritablement parler de hiérarchie. Mais tout s’organise autour de la famille étendue, gouvernée par un chef, l’aîné. Le chef, quand ce n’est pas l’aîné, est choisi sur la base de sa prestance physique, de son éloquence, de sa générosité et de son courage, du respect qu’il manifeste aux aînés et de sa générosité ; ce sont les qualités les plus importantes. Chaque membre de la famille doit obéissance à ce chef. C’est avec la colonisation que la chefferie fait son apparition, les colons désirant instituer des paliers d’administration.
La fonction de patriarche chez les Béti
Chez les Béti, le patriarche est le dépositaire de la tradition. C’est-à-dire, celui qui garde les valeurs morales et éthiques du clan. Il est donc la source de la sagesse du clan et sa parole fait autorité. Il est le « Mbi’i Ntum », c’est-à-dire le porte-parole du clan. Le patriarche est aussi le guide du clan. « Quand il parle, tout le monde doit l’écouter». Le patriarche fait l’unanimité au sein de toute la communauté, et est par conséquent considéré comme étant légitime. Une légitimité qui se manifeste d’ailleurs par l’autorité morale dont jouit ce dépositaire de la tradition locale au sein de la communauté. Tous les membres du clan lui doivent obéissance et respect en tant que chef de famille. Le patriarche est perçu par les membres de sa communauté comme un homme très puissant, surtout que son rôle est déterminant et prépondérant dans la médiation ou l’arbitrage des conflits
Dans les régions du Centre, du Sud et de l’Est Cameroun, où vivent en majorité les Béti, l’on rencontre des patriarches qui sont désignés et ceux qui s’autoproclament. C’est ainsi que dans le même espace géographique et culturel, plusieurs élites veulent souvent s’accaparer de ce titre de notabilité grâce à leurs importants moyens matériels et financiers avec le concours de certains chefs traditionnels et notables corrompus.
Analyse anthropologique de la démarche des patriarches Beti du Mfoundi
La question de l’influence de la tribu dans le jeu politique, se pose avec acuité dans la gestion au quotidien. En effet, l’action des patriarches est guidée par le principe suivant lequel « seuls les arbres qui ont la même taille servent de passerelle pour les singes ». Il s’agit là d’un proverbe qui est bien connu dans la sphère Béti. Les patriarches Bétidu Mfoundi sont confrontés à une situation qui leur est préjudiciable, certains de leurs fils se trouvent embastillés dans des prisons. Il s’agit là d’une situation de déshonneur et de honte pour la communauté. Pour conjurer ce mauvais sort qui terni l’image de la famille, les patriarches en tant que négociateur se sentent la responsabilité de saisir le Chef de l’Etat. Ce dernier, qui est lui aussi reconnu comme un patriarche chez les Bulu (qui sont comme nous l’avons précédemment relevé sont considérés par les Ewondo comme étant des Béti) est sollicité par ces confrères pour régler un différend qui les oppose.
Remarquons ici que la démarche adoptée par les patriarches Bétidu Mfoundi, ne peut aucunement être considéré comme étant une injonction de leur part. Ils tentent d’entrer en négociation avec le Chef de l’Etat, qui est ici est perçu comme leur homologue. Comme ils le déclarent dans leur lettre, reconnaissent que leurs fils se sont rendus coupables auprès de leur « père » et en appellent à sa magnanimité pour qu’ils puissent accéder à leur requête et absoudre ses enfants qui l’ont offensé de par leurs actes répréhensibles. Le patriarche Bulu est ici interpellé par ses pairs, va-t-il accorder une oreille attentive à leur doléance ? Là se situe le nœud de la tentative de négociation qui a été entreprise par les patriarches Béti du Mfoundi. Cette démarche des patriarches qui à tout le moins peut paraître insolite, peut s’objectiver à partir de la perception du rôle qui est le leur auprès de la communauté Béti du Mfoundi. Se considérant certainement comme légitimes, car investis de l’autorité traditionnelle peuvent jouer le rôle de médiateur dans la crise qui oppose le Chef de l’Etat à leurs fils qui sont tombés en disgrâce dans la crise qui oppose le Chef de l’Etat à leurs fils qui sont tombés en disgrâce. Les jours qui viennent nous renseigneront sur le bienfondé de la démarche entreprise par les patriarches Béti du Mfoundi.
En définitive, il est important de répondre à la question qui est celle de savoir : « Doit-on reconnaitre une certaine légitimité aux patriarches Béti signataires de la lettre adressée au Chef de l’Etat pour la libération des fils Béti emprisonnés dans le cadre de l’« Opération Epervier»? La réponse à cette question lancinante sera ambigüe.
Disons-le, sans risquer de nous faire taper sur les doigts que la démarche des patriarches du Mfoundi peut être mise sur le compte de leur infeodalisation par les élites politico-administratives. Une élite politico-administrative qui se caractérise par la funeste passion de l’enrichissement illicite. Les fruits issus de cet enrichissement servent très souvent à s’assurer la sympathie, l’admiration et le soutien inconditionnel de ces patriarches. Ces derniers qui se sentent reconnus lorsqu’ils font l’objet d’une attention savamment arrosée de petites faveurs et de quelques enveloppes de la part de ces fils qui sont aux affaires. Lorsque ces derniers se trouvent en difficulté, ils tentent de mobiliser ce capital social en leur faveur pour obtenir un capital sympathique pouvant les aider à bénéficier de certaines largesses. Comme cela semble être le cas avec les fils Béti du Mfoundi qui se trouvent incarcérés dans nos prisons.
Pour éviter à l’avenir que les patriarches qui sont censés jouir d’une probité morale ne se retrouvent à se porter comme négociateur dans la libération de leurs fils impliqués dans le détournement des deniers publics, il va falloir promouvoir une gouvernance juste et équitable sur le plan national.