Dans une tribune publiée, le professeur Patrice Nganang propose une lecture singulière de la géopolitique et offre une consultation gratuite à travers cette sortie, aux Etats africains qui voient en Poutine et la montée des hommes en tenue au pouvoir, une alternative à la démocratie sur le continent.
"Le monde est en train de changer autour de nous. Seulement les modèles que nous imaginons, nous Africains, doivent être autant instrumentaux que paradigmatiques. Nous parlons tous, ces jours, du monde multipolaire. Eh bien, quiconque en parle doit, par honnêteté intellectuelle, retourner au moins à 2003, à ce discours historique de Vladimir Poutine à la conférence sur la sécurité de Munich, qui en a élaboré les principes en élevant les BRICS, et qui vingt ans plus tard, en 2022, a mis en branle sa formulation effective dans la guerre en Ukraine – le monde nouveau ayant dans les faits besoin de guerre pour imposer son fait accompli. Et bientôt la Chine à Taiwan. Le dire, c’est reconnaitre un moment instrumental. Mais le moment paradigmatique doit être autant pris en compte que le moment instrumental. Ce qui est instrumental, c’est le déclencheur, ce qui rend possible le changement : coup d’état, élections, soulèvement populaire, etc. Et le choix entre instruments n’est pas doctrinaire mais dicté par ce qu’on appelle ‘path to success’.
Le moment paradigmatique, lui, c’est ce qui sert de modèle de réussite imitable par tout le monde, au monde. Je sais, ce que je viens de dire est sans doute très théorique. Je vais donc prendre un exemple terre à terre, vraiment banal, et qui est lié à l’Afrique : l’AES constitué par le Mali, le Burkina et le Niger. Cette confédération est la marque la plus visible de Vladimir Poutine en Afrique, en fait, c’est son avant-garde – à la suite de Wagner, et des incursions militaires de la Russie, s'entend. Une telle confédération, est donc un modèle qui veut être répétée sur toute l’Afrique, et ici, elle est paradigmatique. Son côté instrumental, c’est qu’elle est mise en branle par des militaires qui sont arrivés au pouvoir par le coup d’état. Mais aussi, cette confédération est l’avant-garde d’un homme politique, Vladimir Poutine, qui gagne des élections à 90%, chose naturellement impossible sur la terre, et pire, comme Paul Kagame, assassine ses adversaires politiques.
L’Afrique a 55 pays, 55. Imaginons donc que dans ces 55 pays, tous les gouvernements soient des militaires comme au Mali, au Burkina, au Niger, – ou, en plus d’être militaires, et de gagner des élections à 99%, exécutent aussi leurs adversaires politiques. Est-ce vraiment l’Afrique que nous voulons ? Une Afrique dont les 55 gouvernements sont militaires ? Où les adversaires politiques se retrouvent empoisonnés ? C’est cela la liberté, vraiment ? Ce serait clairement une possibilité pas seulement absurde, mais infernale. Oui, c’est l’enfer sur terre. Or le futur ne peut pas être infernal, encore moins pour le continent africain dont la population est la plus jeune du monde. Vous avez sans doute trop vite lu, je vais donc le répéter encore plus simplement : le futur de l’Afrique ne peut pas être Ibrahim Traore, non, ne peut pas être Tiani, non, ne peut pas être Assimi Goita, non, ce même s’ils sont les instruments de l'entrée de notre continent dans le monde multipolaire. Ils sont des instruments, mais ils ne peuvent pas fonder un modèle à imiter, ni être le paradigme de demain. Ils ne peuvent pas être le modèle, et ils ne le seront jamais. Tout comme Paul Kagame est instrumental, mais ne sera jamais le modèle d’une Afrique du futur. Je dis bien jamais, Paul Kagame ne sera le modèle pour une Afrique du futur. La raison de ma certitude est que le modèle démocratique ne peut pas être antithétique à un monde multipolaire. Et qui le pense commet une erreur dialectique terrible, en fait, une erreur extraordinaire. Le monde multipolaire ne peut pas se passer de la démocratie, tout comme on ne peut pas se féliciter que les Etats-Unis n'aient pas commencé de guerre, en applaudissant celle qu'a commencé la Russie en Ukraine en 2022!
Le monde multipolaire ne peut donc pas se passer d’Etats-Unis forts. Je le redis encore : le monde multipolaire ne peut pas se passer d’Etats-Unis forts – militairement, structurellement, diplomatiquement, nuclaiement. Ici sans doute réside l’erreur fatale de Donald Trump – et de ses amis : croire que le parti républicain américain pouvait faire sien la critique du néolibéralisme qui a toujours été le cheval de bataille de la Gauche durant les années 2000-2010. Et croire au fond, que le monde serait plus juste si les Etats-Unis se ratatinaient, disparaissaient comme puissance, si les Etats-Unis devenaient soudain des vassaux de la Russie, et Vladimir Poutine, disons-le, le président du monde. Il faut le dire, c’est ici la bêtise la plus absolue que quiconque peut imaginer aujourd’hui. Et c’est une bêtise que les Africains ne peuvent pas se donner le loisir de formuler. En fait, elle serait contraire à l’histoire africaine, car c’est dans l’antagonisme entre puissance que les États africains ont ouvert le chapitre de leurs indépendances: la révolution russe de 1917 d’une part, et les onze thèses de Woodrow Wilson en 1919 d’autre part, qui incluaient le principe profondément américain de l’autodétermination – ‘self-reliance’, comme on dit en anglais ; en 1945 la pression de Staline-Krutchev d’une part, mais d’autre part aussi la décision de Roosevelt d’imposer à l’Angleterre, le principe de la fin de son empire colonial - et donc l’indépendance pacifique de l'Inde. Les pays francophones, eux, subissent encore la concession qu’il avait laissée à De Gaulle qui lui avait dit qu’une France sortie vaincue de la guerre, sans son empire colonial, sans l’Afrique donc, ne pouvait pas être la puissance dont les Etats-Unis avaient besoin en Europe continentale.
Aujourd’hui, dans cette histoire, notre liberté est aussi fondée dans, Poutine d’une part, et les Etats-Unis d’autres parts. Pas la Russie seule, pas Poutine seul, non, les deux constituants du monde multipolaire sont les garants de la liberté africaine – en attendant le jour où un pays d’Afrique, disons l’Afrique du Sud comme l'Inde aujourd'hui, pourra se libérer de ce jeu des puissances, pour fonder avec ses propres instruments nucléaires, le paradigme d’une Afrique indépendante. En attendant ce jour, l’Afrique libre a besoin d’Etats-Unis forts, et pas d’un escroc comme Donald Trump. A besoin devant une Russie, ou une Chine qui jamais n'auront de président noir, a besoin de Kamala Harris à la Maison Blanche".