A la session d’octobre 1958 de l’Assemblée Législative du Cameroun, ALCAM, dans son discours d’ouverture, le doyen d’âge, Bétoté Akwa, avait demandé une minute de silence à la mémoire de Ruben Um Nyobè qui venait d’être tué par les colonialistes et leurs agents indigènes, et avait insisté sur le fait que, même si lui-même n’était pas toujours de son avis, il reconnaissait néanmoins en lui un grand héros national.
Tous les députés s’étaient levés, et avaient observés cette minute de silence. Lorsqu’ils s’étaient assis, Ahidjo, présent dans la salle, qui n’avait guère apprécié cela, était demeuré debout, et avait pris la parole pour rappeler qu’il y avait plutôt un député de son groupe parlementaire, l’Union Camerounaise, qui venait également de mourir, et que c’est plutôt à lui que devait être consacrée une minute de silence.
Les députés s’étaient de nouveau levés, et avaient observés une seconde minute de silence… Au début du mois de février 1960, un livre d’histoire du Cameroun avait été publié à grand renfort de publicité. Radio-Cameroun en avait annoncé la parution le matin, au journal, et sa disponibilité dans les librairies de Yaoundé et de Douala le même jour, puis dans celles des autres villes du Cameroun graduellement. Les Camerounais l’avaient effectivement découvert dans les librairies ainsi qu’annoncé.
Mais, subitement, autour de 10 h du matin, la police et la gendarmerie, armées jusqu’aux dents, avaient fait irruption dans celles-ci, et s’étaient mis à enlever tous les stocks du livre disponibles. Puis ils les avaient brûlés dans la cour de l’ancienne préfecture à Nlongkak à Yaoundé, et derrière la poste centrale à Douala. Qu’est-ce qui s’était passé ?
Il s’était passé que le livre avait été présenté à Ahmadou Ahidjo aussitôt disponible en librairie. « Son Excellence », après l’avoir ouvert, avait piqué une colère homérique en découvrant qu’une page entière y avait été consacrée à Ruben Um Nyobè, et le présentait comme le héros de l’indépendance du Cameroun. Il avait ordonné le ramassage immédiat du livre partout où il était en vente, et l’incinération de tout son stock. Il ne fallait pas que les Camerounais le lisent…
13 septembre 1974 à 7 heures, dans son émission à grande écoute à l’époque à radio-Cameroun, « Bonne fête, la petite revue des grands événements quotidiens », Sébé Njoh avait déclaré : « 13 septembre 1958 : mort de Ruben Um Nyobè ». Ahmadou Ahidjo qui passait ses journées l’oreille collée à la radio, avait de nouveau piqué une crise, en entendant le nom d’Um Nyobè. Il avait aussitôt convoqué Fochivé Jean, le sinistrement célèbre patron de sa police politique. Celui-ci habitant dans la rue derrière son palais (l’ancien), était arrivé en courant.
Ahidjo l’avait immédiatement reçu, et lui avait ordonné l’arrestation immédiate de l’impertinent Sébé Njoh, pour « subversion ». Notre malheureux journaliste avait ainsi vu, à peine son émission achevée, Fochivé débarquer dans son bureau et le menotter. Puis, il avait été conduit dans les locaux de la B.M.M., le centre de torture de Yaoundé, situé au quartier Kondengui, et confié au nom moins terrible Mouyakan. Sébé Njoh avait été jeté en prison pendant six mois, avec suspension de salaire…
La raison de ce comportement ? Il fallait coûte que coûte faire disparaître de la mémoire des Camerounais, le nom et l’œuvre irremplaçables de Ruben Um Nyobè dans l’histoire de notre pays. Telle était la volonté d’Ahidjo et des bénéficiaires de son régime. C’est lui, et lui seul, qui devait apparaître dans l’histoire, et il devait être présenté en sauveur inespéré du pays, plongé dans le crime et la perdition par Ruben Um Nyobè et sa « bande d’assassins ».
Entre le poste centrale à Yaoundé et le Trésor, après le referendum du 20 mai 1972, il avait été accroché, au niveau du passage clouté, un grand ruban sur lequel on pouvait lire : « Vive Ahmadou Ahidjo, envoyé spécial de Dieu sur terre pour sauver le Cameroun ».
Mais, tout ceci n’a servi à rien. A ce jour, il n’existe plus un seul Camerounais qui soit capable d’injurier Ruben Um Nyobè. Même Ahidjo, en personne, l’homme qui a décidé
de sa mort (1), s’était retrouvé en train de faire malgré lui son éloge. C’était en 1963, au cours d’une tournée qu’il effectuait à Eséka : « Il me plait de rendre ici hommage au patriotisme et au nationalisme des Bassas, à la mémoire d’un homme avec lequel je n’étais pas d’accord, d’un homme dont j’ai combattu la politique. Cet homme, vous le savez, c’est Ruben Um Nyobè. Il a été un grand homme ». (2)
Um Nyobè est actuellement plus que vivant dans la tête des Camerounais, et nul n’y peut plus rien. Il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Son nom est devenu éternel. Qu’en est-il dans le même temps de sa pensée ? Tout d’abord, quelle est-elle ?
La pensée de Ruben Um Nyobè.
Celle-ci se trouve condensée dans son œuvre majeure, à savoir son discours aux Nations Unies le 17 décembre 1952. Elle peut se résumer ainsi :
1/- « la réunification doit précéder l’indépendance, car la division du Cameroun est l’œuvre du colonialisme ; procéder à la levée de la tutelle des Nations Unies avant la proclamation de l’indépendance, ferait courir au pays le grand risque d’une réunification partielle, voire carrément improbable, car ce seraient trois entités qui se mettraient à réclamer, séparément, l’indépendance, au lieu d’une seule, le Cameroun ayant finalement été divisé en une « zone française », et deux « zones anglaises », le Northern Cameroons, et le Southern Cameroons » ;
2/- « la réunification doit s’opérer avant tout par les peuples du Cameroun » ;
3/- « l’indépendance est le préalable de tout développement ; sans celle-ci, point de progrès national, car le colonialisme n’a pas pour but de développer les pays et les peuples qui le subissent, mais plutôt de les asservir et de les exploiter » ;
4/- « les élections doivent être justes et transparentes, et non manipulées » ;
5/- « la féodalité constitue un frein pour le pays » ;
6/- « le tribalisme nuit au progrès national ».
Sa manifestation aujourd’hui. 1/- La question de la réunification.
Sur ce plan, Um Nyobè avait eu entièrement raison. C’est bien ce qu’il avait prédit qui s’est par la suite produit : le Cameroun n’a été que partiellement réunifié. Le Northern Cameroons a intégré le Nigéria.
2/- réunification par les peuples.
Sur ce plan également, il avait eu entièrement raison. Il avait, en effet, réuni à Tiko, au mois d’août 1952, la première grande conférence sur la nécessité de contredire les allégations des colonialistes selon lesquelles, la question de la réunification n’était que de l’agitation que menaient quelques « évolués » (3) du reste marginaux.
S’étaient par conséquent retrouvés dans cette ville pour prouver le contraire, de nombreuses associations tant de la « zone française » que de la « zone anglaise », au nombre de celles-ci, le Ngondo et le Nkumsze, et des associations de Bakweri, de Bakossi, de Balondo, etc. (4) La conférence s’était conclue sur un document intitulé « Proclamation de Tiko », qui affirmait la volonté des Camerounais des deux zones d’occupation étrangère de reconstituer leur patrie arbitrairement divisée le 4 mars 1916.
Neuf années plus tard, à la « Conférence constitutionnelle de Foumban », du 17 au 21 juillet 1961, ce n’est plus le même esprit qui a prévalu. Alors qu’à Tiko, en 1952, les peuples réaffirmaient leur désir de recommencer à vivre ensemble comme avant le 4 mars 1916, à Foumban, en revanche, il avait été simplement question de postes à se partager.
Et chacun des conférenciers était retourné chez soi satisfait : Ahidjo était devenu président d’un pays plus grand, le Cameroun Fédéral, Foncha était maintenu Premier ministre, et était, en plus, devenu vice-président de la République Fédérale du Cameroun, Assale Charles était maintenu Premier ministre de la République du Cameroun devenue Cameroun Oriental, Muna, Egbe Tabi, etc., étaient devenus des ministres fédéraux, les Chiefs et les Fon avaient préservé leur chambre au Parlement, etc. Bref, tout le monde était content.
On voit la suite aujourd’hui. Les « élites » ont torpillé la réunification, en la ramenant à leurs avantages personnels, à travers des postes politiques à se distribuer. (5)
3/- L’indépendance : préalable du développement.
Au bout de 55 de la singulière « indépendance » proclamée le 1er janvier 1960, le Cameroun est toujours, malgré la propagande officielle, un pays miséreux.
4/- La transparence dans les élections.
Celle-ci demeure le talon d’Achille de la démocratie camerounaise. Le trucage électoral que pratiquait sans état d’âme le régime colonial se poursuit jusqu’à ce jour. On peut même estimé qu’il s’est aggravé.
5/- La féodalité.
Celle-ci continue grandement à obérer le progrès du Cameroun. Tout le monde se plaint du « retard » du Nord par rapport au Sud. Mais, s’interroge-t-on suffisamment sur la responsabilité de la féodalité toute puissante et toute pesante au Nord, dans cette situation ?
6/- Le tribalisme.
Nul besoin de s’étendre, dans le cadre de cet article, sur ce fléau dont se plaignent tant les Camerounais, sans toutefois vouloir l’abandonner. Donc, à l’interrogation : que reste-t-il de la pensée de Ruben Um Nyobè aujourd’hui ? Réponse : tout. Il continue à avoir raison sur tout ce qui se produit actuellement, 57 années après sa mort…