Même si le président de la République rentrait dans son pays après la mise sous presse de cette édition du « Quotidien de l’économie », il aura passé un mois jour pour jour hors du Cameroun. Il a quitté Yaoundé le 14 septembre pour prendre part à la 72ème assemblée générale des Nations unies, selon les termes du communiqué officiel publié le même jour par la présidence de la République.
Le 22 septembre, il a prononcé un discours à la tribune de cette institution, dans une salle quasi-déserte, avant de quitter New-York pour une destination qui n’a pas été communiquée au peuple camerounais. La Constitution camerounaise est si bien faite que Paul Biya ne risque aucune destitution pour séjour prolongée à l’étranger. Il n’a nulle obligation d’exercer son pouvoir en résidant au Cameroun. Comme dirait Issa Tchiroma, « de par son omniprésence, il est partout où se trouvent les intérêts de la Nation ». On suppose donc qu’il y a intérêt plus important là où il se trouve en ce moment que les risques de partition et de désagrégation du pays.
C’est tout le système Biya qui est ainsi mis en évidence, avec cette absence-présence, ce silence parlant ou cette dynamique nonchalance dont il déploie l’hypnose sur l’ensemble de son camp et bien au-delà. Partout et nulle part à la fois, Paul Biya n’a pas besoin de présence physique pour tenir son monde, qui a déjà intégré ses silences comme un mode de gestion du pouvoir. Ses absences participent de la même mystique, elles ne sont qu’une autre forme de silence délocalisée.
Quand Paul Biya est hors du Cameroun, la vie politico-administrative se met en stand-by en attente de son retour. A défaut, le centre du pouvoir se déplace à l’hôtel Intercontinental de Genève en Suisse, où le président de la République prend d’habitude ses quartiers lors de ses « courts séjours privés en Europe ».
On est là devant l’hypercentralisation de l’organisation politico-administrative du pays. Celle qui est dénoncée en tête de liste par les pourfendeurs de l’Etat unitaire. Une « biyadépendance » orchestrée et mise en œuvre par Paul Biya, qui le place au départ et à l’arrivée de quasiment tous les dossiers auxquels il est prêté un minimum d’importance. Peu importe qu’il s’agisse de la date de la finale de la coupe du Cameroun ou du tracé d’une route, il faut obtenir l’aval, l’autorisation ou la non-objection d’Etoudi.
C’est le premier point de blocage d’une sortie de la crise anglophone que tous lient à une mise en œuvre effective de la décentralisation par un transfert effectif des pouvoirs et des ressources financières aux collectivités territoriales décentralisées. La solution souhaitée par la plupart, c’est-à-dire l’émergence d’un leadership local, légitimé par un vote et responsable devant les populations électrices, est séduisante mais est clairement anti-système, car elle n’est ni plus ni moins qu’une remise en question du mode de fonctionnement actuel, animé et instrumentalisé par l’imprévisibilité, l’omnipotence et l’omniscience du prince.
Les missions de conciliation, les émissaires de la paix envoyés par Paul Biya dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest prolongent la verticalité des rapports qui structurent les relations entre dirigeants et populations dans la gouvernance actuelle. Des élites pourtant disqualifiées par leur base mais légitimées d’en haut par une feuille de mission sont les interlocuteurs forcés d’une population qui s’est déjà donnée de nouveaux leaders. Un dialogue de sourds aura lieu, qui ne touchera pas au fond des problèmes et ne trouvera donc pas les solutions. A la vérité, le pouvoir de Paul Biya n’a vraiment jamais su comment dialoguer. C’est là le deuxième blocage d’une sortie de crise.
Tout le monde parle de dialogue inclusif pour construire les fils de la paix et de l’harmonie entre toutes les composantes de la nation. Paul Biya lui-même, les opérateurs politiques, la société civile, le clergé, la communauté internationale (Nations unies, Etats-Unis, Union européenne, etc.) ont repris cette expression, faisant d’elle le mot magique. Mais les uns et les autres ne vont pas tarder à déchanter car il n’y a pas un lexique unique, encore moins un mode opératoire universel du dialogue.
De plus en plus, on entend dire : « Mais on a déjà dialogué ». Les missions de bons offices déployées dans les villes et villages du Nord-Ouest et du Sud-Ouest s’apparentent à cet égard comme l’étape ultime du dialogue vu par le gouvernement, après la création de la commission Musonge et toutes les mesures mises sur pied depuis le déclenchement de la crise anglophone il y a un an.
Ceux qui attendent une agora dans le modèle d’une conférence nationale souveraine ou d’une tripartite seront déçus. Paul Biya n’a pas envie d’ouvrir la boîte de Pandore à moins d’un an de la présidentielle de 2018 à laquelle il a la ferme intention d’être candidat.
Le dialogue n’est pas dans l’ADN de ce pouvoir. A titre d’exemple, Paul Biya ne sait pas dialoguer avec la jeunesse de son pays car il n’existe aucune instance d’échange entre le chef de l’Etat et la frange la plus importante de la population. Il n’a plus mis les pieds à l’université depuis des lustres et ne rencontre les problèmes des jeunes que dans les notes qui lui parviennent.
Tous les 10 février, il leur adresse un message, 34 depuis son accession au pouvoir. Mais a-t-il déjà entendu le message des jeunes ? La dernière fois qu’une discussion nationale fut organisée dans ce pays date du débat de 1995 qui accoucha de la Constitution de janvier 1996. Ce fut un « large débat » et non un grand débat.
A chaque fois qu’un dialogue national est nécessaire, comme autour du conflit de Bakassi, de l’Accord de partenariat économique, de la guerre contre Boko Haram, des memoranda, des émeutes de la faim, de la révision constitutionnelle de février 2008, etc., Paul Biya préfère les manœuvres d’arrière-boutique dans l’objectif évident de ne jamais perdre la main. Il existe un seul espoir: c’est qu’il comprenne, comme en 1990 avec le virage des libertés puis du multipartisme, qu’on n’arrête pas le vent avec les mains.