Depuis toujours, rien ne change. Et sa récente candidature confirme ce qu’il nous a dit lui-même: le Cameroun c’est le Cameroun. En le disant, il dit aussi une chose simple et brutale: nous sommes société impossible à transformer. Ou plutôt nous sommes une société incapable de transformation.
Rien n’a jamais changé ici, en dehors de la colonisation — qui fut une transformation opérée par des forces extérieures, et non par nous-mêmes. Depuis, nous sommes restés figés là où “le Blanc” nous a laissés, et nous nous en accommodons, parfois même avec fierté. Comme le rappelle Mudimbe, nous sommes leur invention. Le Blanc est l’inventeur de ce Cameroun que nous défendons tant et a façonné ce que nous sommes aujourd’hui, et nous en sommes arrivés à croire que nous ne pouvons pas nous réinventer.
Pourtant, nous vivons dans un monde en mutation rapide. L’accélération technologique, illustrée récemment par la démonstration de puissance et d’innovation de la Chine, rappelle à quel point la transformation est devenue une nécessité vitale. Mais nous, comme toujours, semblons condamnés à ne changer que sous la contrainte d’agendas qui ne sont pas les nôtres. Même la démocratie, qui nous enthousiasme aujourd’hui, ne fut jamais un choix africain : elle nous a été imposée de l’extérieur, lors du fameux discours de La Baule, quand Mitterrand conditionna l’aide française à la libéralisation politique en Afrique. Chaque fois qu’une tentative de transformation endogène a vu le jour, elle a été écrasée. Le cas de l’UPC lors de la lutte de libération nationale soldée par un échec est exemplaire : son écrasement nous a convaincus, collectivement, que rien ne pouvait changer ici. Et plus récemment les marches de protestation du MRC et les arrestations qui s’en sont suivis nous ont convaincu les camerounais qu’on ne pouvait rien changer ici. Depuis, nous rions des échecs de ceux qui osent tenter. Ceux qui reviennent au pays pour “faire bouger les choses” ne sont pas accueillis en héros, mais au contraire humiliés, abusés, ridiculisés — et le peuple, au lieu de pleurer, rit de leur malheur. C’est le signe d’une haine profonde de l’initiative.
Voilà la véritable cause du départ massif des jeunes et des moins jeunes. Ils partent parce qu’ils savent qu’ici, il n’y aura jamais rien. Ceux qui restent n’espèrent plus. Et ceux qui reviennent pour faire bouger les choses sont humiliés, persécutés, rejetés — pendant que la foule se moque d’eux.
Leur raisonnement est simple : mieux vaut rejoindre une société en mouvement, ou une société qu’on peut mettre en mouvement, plutôt que croupir dans l’immobilisme.
Ici, nous ne célébrons pas le mouvement collectif. Nous ne célébrons que le mouvement individuel.
Quand Paul Biya vous nomme à un poste, vous “êtes en mouvement” car “vous êtes en haut”— et la première réaction est d’aller faire la fête au village, devant ceux chez qui rien ne bouge jamais. Quand vous achetez une voiture, vous allez la montrer aux vôtres, non pour inspirer, mais pour humilier. Quand vous voyagez, vous profitez de ce que vous voyez ailleurs, mais vous refusez de l’appliquer chez vous — de peur que les autres en profitent et que vous ne soyez plus le seul à briller.
Ainsi, ce sont les ONG étrangères qui portent aujourd’hui les rares projets de transformation dans nos sociétés. L’État ne semble pas s’en offusquer : il tolère que ce soient principalement les Blancs qui financent nos artistes et soutiennent notre propre culture. Pourtant, l’artiste est central dans le processus de transformation. Il prouve que la transformation est possible : avec presque rien, il crée, il invente, il fait exister un monde nouveau. C’est un exemple que nous refusons de généraliser à l’ensemble de la société. Mais ici, nous adulons plus les objets - issus de la culture de transformation des autres - que les êtres humains qui eux sont ceux qui transforment. L’Etat exige par exemple qu’une voiture doit être assurée, mais pas un être humain. Ici la valeur de l’Homme, de sa créativité, est constamment sacrifiée au profit de la valeur d’une existence par procuration des objets de consommation qui viennent d’ailleurs et qui nous possèdent désormais.
Le besoin de transformation de notre société nous amène a nous poser une question cruciale: que faisons-nous ici de l’Homme? Que faisons-nous de nos hommes et nos femmes? Que pouvons-nous faire de nos enfants si ce n’est de les former?
L’école! L’école devrait être l’institution par excellence de la transformation. Mais elle aussi est restée figée là où le Blanc nous a laissés. Elle est restée archaïque dans ses programmes, inadaptée à nos besoins de transformation.
Dans les sociétés qui se transforment, l’éducation n’est jamais abandonnée. L’exemple de l’Allemagne est éloquent : l’État interdit que le privé prenne en main l’éducation des enfants. Il considère que c’est son devoir fondamental, non négociable, d’éduquer les Allemands. Chez nous, au contraire, nous acceptons que l’école soit privatisée comme une boutique, et nous allons jusqu’à nous réjouir lorsque des Japonais viennent construire quelques salles de classe précaires, comme si cela suffisait à assurer notre avenir.
Nous avons réduit l’école à un guichet d’accès à l’emploi. On y va pour obtenir un diplôme, qui ouvre la porte à un travail, qui donne de l’argent, qui permet d’acheter des médicaments quand on est malade. Or la connaissance devrait être bien plus que cela. La connaissance est d’abord ce qui nous libère, ce qui nous préserve. Elle devrait nous permettre d’éviter la maladie, d’inventer des solutions, d’améliorer nos conditions de vie sans passer par la dépendance à l’argent. Nos sociétés traditionnelles africaines le savaient : elles avaient élaboré des savoirs médicinaux, écologiques, philosophiques, qui prévenaient le mal avant qu’il n’arrive.
Vous qui demandez à Paul Biya de rester encore sept ans, sachez que vous êtes entrain d’officialiser devant le monde que nous sommes une société figée, une société incapable de transformation. C’est accepter que notre immobilisme d’Africains qui ne seraient pas « entrés dans l’histoire » soit notre seule identité. C’est aussi acter que, si changement il y a, il viendra encore et toujours de l’extérieur.
Sauf que cette fois, qui qui sera cet extérieur ? Hier, ce fut le colon. Puis la France, avec la démocratie de La Baule. Demain, sera-ce la Chine ? L’intelligence artificielle ?
La vraie alternative est claire : soit nous continuons à subir des transformations imposées par les autres, selon des agendas qui ne sont jamais les nôtres, soit nous décidons enfin d’assumer notre propre transformation. C’est là le véritable choix qui se cache derrière l’élection, derrière l’école, derrière l’exode des jeunes, derrière notre rapport à l’art et à l’homme.
La question n’est pas de savoir si nous allons changer — car le monde, lui, change déjà, et nous y serons entraînés. La question est de savoir : allons-nous changer par nous-mêmes, ou attendre encore que les autres nous changent de force ?