Les dictatures ne changent jamais de modus operandi

Biya Serment Main Levee Paul Biya

Fri, 28 Nov 2025 Source: Wilfried Ekanga

À première vue cela peut paraître paradoxal - étant donné leur nature sauvage -, mais s'il y a bien une particularité qui caractérise les dictatures, c'est leur cohérence. C'est-à-dire que comme le chien qui ne change pas sa manière de s'asseoir, elles ne changent jamais de modus operandi. Les dictatures pratiquent les mêmes méthodes vieilles, éculées, épuisées, rincées, mais qui, ô surprise, fonctionnent toujours au XXIe siècle.

Depuis l'invention de l'écriture jusqu'à nos jours, ce sont en effet les mêmes mécaniques, et avec le même taux - ultra élevé - de réussite.

Et si tu veux savoir comment c'est possible, si tu veux savoir comment des pièges qui ont déjà été vus, revus, étudiés et éculés gardent toujours leur efficacité à travers les millénaires et par-delà les continents, il te suffit de constater que l'arme la plus puissante utilisée par les dictatures n'a jamais été la violence policière ou la restriction des libertés. Oh que non ! Ces deux éléments sont juste les plus voyants, les plus bruyants, les plus ostentatoires… Mais en aucun cas les plus effrayants.

Car le meilleur allié de la tyrannie, en fait, c'est la ruse.

La sournoiserie, l'espièglerie, l'illusion, l'art de l'inversion.

BALKANISER LA RÉSISTANCE

Si l'on prend en exemple les enclos coloniaux de la France, en l'occurrence le Cameroun, l'on remarquera que la stratégie utilisée par Biya depuis 1982 pour neutraliser l'opposition - véritable - est la même que celle utilisée par Ahidjo entre 1958 et 1982... qui en retour est calquée sur la formule mise en place par la France elle-même depuis qu'elle a pris possession de l'enclos, suite à la déroute des Allemands en 1916.

D'ailleurs, dans l'absolu, c'est une méthode qui fut appliquée à la lettre par toutes les puissances coloniales sur les terrains conquis : la Belgique de Léopold II au Congo, le Reich de Guillaume II en Namibie, le Portugal de Salazar en Angola et en Guinée Bissau, et ainsi de suite...

Ainsi, ruser, filer, tromper, tordre, flouer, diluer, briser, fragmenter, fut le carburant essentiel à la longévité de ces impérialismes. Au-delà de mater simplement la résistance par le fouet et le canon, il était bien plus efficace de créer en son sein des illusions de résistance. Des adversaires factices, des faux héros en somme, qui présentaient l'insolite qualité d'avoir été générés par la tyrannie elle-même. Passé cette étape, il ne restait alors plus qu'à inverser les rôles et à diffuser le message selon lequel les avant-gardistes, les résistants authentiques, les impérissables, étaient en fait des ennemis du progrès, des trouble-fête, des rabat-joie politiques de la première heure. Leur neutralisation se transformait alors en priorité absolue.

Et tous les moyens étaient bons pour y parvenir : de la propagande communicationnelle groupée à l'élimination physique.

Il ne s'agit donc pas ici de la banale stratégie « divide et impera » ("diviser pour mieux régner") telle que théorisée au IVe siècle avant notre ère par l'empereur Philippe II de Macédoine (le père d'Alexandre le Grand). C'est bien plus grave que ça. En réalité, au-delà de la simple volonté de balkansier la - vraie - résistance, il est question ici d'une véritable épidémie de cécité. Un aveuglément collectif. Un enchantement général, qui conduit à l'adoubement des ténèbres et au mépris - voire à la haine - des lanternes. Et l'on se retrouve très vite à réclamer la liberté pour Barrabas et le gibet pour le fils de Marie, sans qu'on ne puisse expliquer soi-même comment on en est arrivé là.

C'est en effet sur un échafaudage similaire d'endormissement que les Juifs ont été en mesure d'assassiner le Christ. Les Pharisiens ayant transformé en ennemi public No. 1 celui-là même qui opérait des miracles en leur sein, celui-là même que leur peuple avait attendu depuis qu'il leur avait été annoncé des siècles auparavant… et ayant en retour érigé un bandit des grands chemins, la terreur de la ville, en Freedom Fighter. Et dans un cadre moins mythologique, le passé africain récent affiche le même scénario sur les éliminations de Sankara, Keita, Ouandjé, Cabral, Olympio, Lumumba autres... Il sera toujours intéressant de souligner que leur mise à mort fut systématiquement l'œuvre de leurs frères d'armes, mais dont les enfants les célèbrent pourtant aujourd'hui, de façon ironique - et presque malaisante - comme des « héros nationaux ».

L'homme africain - voire homo sapiens dans son ensemble - sortira de la sempiternelle spirale manipulatrice des tyrannies lorsqu'il apprendra à reconnaître ses héros nationaux de leur vivant, plutôt que de s'empresser à les jeter en pâture aux loups. Le cas de l'Afrique est à cet égard beaucoup plus tragique, en ce sens où c'est à cet endroit que l'obscure dynamique semble avoir encore le plus de succès. L'histoire a beau se répéter, mais ses habitants ne tirent aucune leçon de ce Déjà-Vu et Déjà-Connu. Une réalité tragique qui poussa même les impérialistes (ceux qui manipulent ceux qui vous manipulent) à faire dire à Senghor, l'une de leurs marionnettes les plus réussies - et de façon tout aussi évidente que méprisante - : « L'émotion est nègre...».

Ceci dit, parmi les manipulés, il y a ceux qui savent qu'ils sont manipulés, et qui sont plutôt mus par un agenda plus personnel (espèces sonnantes et trébuchantes, règlement de comptes, frustration, voire simple complexe ou jalousie). Ceux-là, ce sont les chasseurs de primes, les tueurs à gages, nos Compaoré locaux. Ils sont rémunérés au prorata des têtes tranchées ; ce qui explique leur gesticulation sauvage aussi bien que l'heliocentrisme explique le mouvement des planètes.

EN SOMME :

Une dictature qui ne se maintient que par l'exhibition de la violence n'a aucune chance de faire long feu ; c'est pour cela qu'elle se drape d'une cape de souplesse pour masquer sa perfidie et mieux asseoir une autre forme, plus subtile, de violence. Par la roublardise et les faux-semblants, la dictature se fabrique elle-même ses adversaires et les injecte dans la contestation pour faire croire à de la contestation. Et tout observateur averti qui entreprendrait de mettre en garde les siens contre cette énième entourloupe - en principe assez flagrante - se retrouve aussitôt en ligne de mire de ceux qui récitent alors de manière assidue la partition des « tirs groupés », pensant bien faire.

Et c'est ainsi que, sans même lever le petit doigt, la tyrannie enclenche contre l'opposition - la vraie - le sinistre chantier de l'auto-destruction. Les seuls à s'en réjouir dans l'immédiat sont les chasseurs de primes, évidemment: leur complexe guéri de façon automatique par l'élimination du sujet de leur complexe et leur promesse pécuniaire en poche, c'est la victoire en abscisses comme en ordonnées !

Il faudra alors plusieurs années, voire plusieurs décennies, avant que l'Histore ne révèle les véritables implications des uns et des autres, et ne remette à chaque acteur, héros ou traître, le trophée qu'il mérite. La plupart du temps, le bon grain et l'ivraie ont été intervertis, et c'est la génération d'après qui constate et regrette un crime qu'elle n'a pourtant pas commis. Mais on ne peut même pas la plaindre, puisqu'elle commettra à son tour le même crime, et fera reposer les regrets sur la génération suivante… et ainsi de suite, comme dans une boucle sans fin.

C'est cela le sens de l'inversion, qui donne à certaines dictatures une espérance de vie quasi géologique. Le Cameroun est inexorablement engagé dans cette voie, où il s'enfonce dans des sables mouvants et absorbants, sans aucune sortie en vue. Car un élève qui ne retient pas son cours échouera toujours face au même examen ; c'est immuable !

Auteur: Wilfried Ekanga