L’histoire commence véritablement à s’écrire le 03 novembre 1982. Ce jour là, raconte notre confrère « Emergence », le chef de l’Etat Ahmadou Ahidjo fait un retour discret au Cameroun, après un séjour en France. Preuve du caractère quasi-secret de ce come-back présidentiel, seuls deux de ses proches collaborateurs sont autorisés à l’accueillir.
Il s’agit de Paul Biya et de Samuel Eboua, respectivement Premier ministre et secrétaire général de la présidence de la République. Les deux hommes ne se doutent de rien. Surtout pas que le pays est en passe de vivre un moment historique, encore moins qu’après 22 ans de magistrature suprême, ce chef d’Etat à la fois craint et adulé, qu’ils viennent accueillir, est déterminé à quitter le pouvoir. Une décision qu’il dira avoir muri comme en témoigne Samuel Eboua, dans son ouvrage intitulé « une décennie avec le président Ahidjo ».
Selon le récit du Sg/Pr d’alors, c’est au cours d’un entretien avec le chef de l’Etat, le 04 novembre 1982, à 10h 15 minutes qu’il sera informé de cette décision. « Pour moi, raconte t-il, il s’agit d’une audience de routine, comme c’est le cas tous les matins… Je trouve le président visiblement fatigué. C’est alors qu’il me révèle ce qu’il a dû méditer, ruminer pendant des mois, voire des années », relate Samuel Eboua. « J’ai décidé de démissionner, lui dit alors le président Ahidjo. En effet, depuis un certain temps, je constate que je ne suis plus à même d’assumer pleinement mes fonctions à la tête de l’Etat. Mes nerfs sont à bout, et mes médecins m’ont prescrit un repos complet d’un an.
J’ai donc vu Biya. Je lui ai dit que vous avez servi avec dévouement l’Etat, et qu’il est souhaitable que vous continuiez à le faire. Il vous proposera donc soit le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, soit le département de l’Agriculture avec le rang de ministre d’Etat. Toutefois, au cas où vous ne désireriez pas à faire partie du gouvernement, vous pourriez aller à la Société nationale d’investissement (Sni) en qualité de président directeur général », lance Ahmadou Ahidjo à Samuel Eboua.
Paul Biya
Avant le Sg/Pr, le chef de l’Etat s’était entretenu la veille avec son Premier ministre et successeur constitutionnel, Paul Biya. Notre confrère « Emergence », soutient que l’actuel locataire du palais d’Etoudi y avait été reçu (dans la villa présidentielle) par son prédécesseur. Lequel l’avait informé de sa décision de lui passer le témoin. Un délai d’une heure de réflexion avait été donné à Paul Biya pour se décider. Et celui-ci était revenu dans l’heure avec une réponse positive. Dans la suite du récit, l’on découvre qu’après le Sg/Pr, c’est au tour de son adjoint, Sadou Daoudou d’apprendre la nouvelle. « Je n’ai pas pu me maîtriser. J’ai éclaté en sanglots. Ce n’est pas possible. Est-ce un rêve ou une réalité ? », lancera ce dernier à Samuel Eboua, après son entrevue avec Ahidjo.
Dans la foulée, plusieurs autres membres influents du sérail, seront mis dans la confidence par un Ahidjo sourd aux appels à rester à la tête de l’Etat. C’est d’ailleurs ce que confirmera son épouse, Germaine, dans les colonnes de Jeune Afrique économie. Dans une interview accordée en 1993 à ce canard, l’ex première dame explique que « lorsqu’il a réuni ses ministres pour le leur annoncer, (Charles) Assalé, le porte-parole du gouvernement, lui a dit : on comprend la fatigue d’un président, mais qu’il prenne un an ou deux de repos, en laissant le Premier ministre assurer l’intérim. Il a répondu que ce n’était pas sa conception du pouvoir, et qu’en tout cas, il n’accepterait pas d’être chef d’État dans de telles conditions ».
L’histoire raconte que le président Ahidjo a également du faire face aux pressions des oligarques de l’Union nationale camerounaise (Unc) qui le conjuraient de ne pas lâcher les rênes du parti unique. A en croire Germaine Ahidjo, le soir du 04 novembre, une délégation de l’Unc conduite par Ousmane Mey, le gouverneur de la province du Nord (aujourd’hui régions de l’Extrême-Nord, de l’Adamaoua, et du Nord) va à la rencontre d’Ahidjo. Ce dernier refuse dans un premier temps de la recevoir.
« Il ne voulait voir personne. Moi je lui ai dit ” Mais reçois-les “. Et lui me disait ” je sais ce qu’ils veulent “. En effet, plusieurs ministres essayaient de le convaincre de prendre juste des vacances pour se reposer et reprendre les affaires plus tard. Mais ça, il n’en était pas question pour lui. J’ai insisté pour qu’il les reçoive. Il a donc accepté et les membres de cette délégation lui ont expliqué qu’il valait mieux…qu’il garde au moins le contrôle du parti, le temps que les Camerounais s’habituent à son départ », soutient Germaine Ahidjo.
20 minutes
Pour l’ex-première dame, c’est d’ailleurs ce conciliabule qui expliquerait les vingt minutes de retard dans le démarrage du fameux journal radiodiffusé où Ahidjo fit l’annonce de sa démission. « Pendant tout ce temps, à la radio, il y avait la musique qui précède le journal qui jouait et ça a duré longtemps. Car entre-temps, il a fallu réécrire le communiqué pour enlever l’élément concernant sa démission de la présidence du parti », affirme Germaine Ahidjo. Une version qui contraste singulièrement avec celle livrée par un autre confrère qui officiait à l’époque des faits à Radio Cameroun. « Après avoir fait des copies du message, soutient-il, nous l’avons fait traduire en anglais.
C’est à cause de cet exercice de traduction que nous avons démarré le journal ce soir-là avec vingt minutes de retard ». Quoi qu’il en soit, la suite des évènements sera plus solennelle. Lorsqu’après ses éternelles minutes sur fond de générique, le journal s’ouvre enfin la voix forte d’Ahidjo retentit avec ces mots : « Camerounaises, Camerounais, mes chers compatriotes. J’ai décidé de démissionner de mes fonctions de président de la République du Cameroun.
Cette décision prendra effet le samedi 6 novembre 1982 à 10 heures », lance t-il d’emblée. Et de poursuivre : « J’invite toutes les Camerounaises et tous les Camerounais à accorder sans réserve leur confiance, et à apporter leur concours à mon successeur constitutionnel M. Paul Biya ». Avant de formuler le vœu que le peule camerounais demeure « uni, patriote, travailleur, digne et respecté » et dire qu’il « prie Dieu Tout-puissant afin qu’il continue à assurer au peuple camerounais la protection et l’aide nécessaires à son développement dans la paix, l’unité et la justice ».
Pour décrire l’effet de cette décision historique sur le pays d’Ahidjo, Jean François Bayard écrira dans un ouvrage intitulé « La société politique camerounaise (1998-1986) », qu’ « un séisme d’une magnitude indétectable vient de s’abattre sur la Cameroun. Soudain le cœur du pays s’arrête de battre. En quelques secondes, le pays est gagné par l’incertitude et le doute.
Incertitude quant au sort futur du pays, doute quant à la volonté réelle de démission du président, tant depuis l’indépendance il règne de façon autoritaire et sans partage sur le pays ». Le président démissionnaire est alors animé par un sentiment de satisfaction, voire de devoir accompli. « Il avait peur qu’on l’empêche d’une manière ou d’une autre. Voilà pourquoi il a pris soin de bien cacher jusqu’au tout dernier moment son intention de démissionner », confiera Germaine Ahidjo.