Pungu aviation : 23 ans d’expropriation sans indemnisations

Les populations de ce village sont aux abois

Sat, 23 Oct 2021 Source: Mutations

Les populations de ce village de l’arrondissement de Lokoundje (Océan-Sud) sont aux abois et dénoncent le non-respect par l’État de leurs droits fonciers.

Nous sommes sans voix. Nous avons crié, pleuré, supplié, SS Pour avoir une suite a notre situation, en vain. Nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Ce que nous savons, c’est que depuis 23 ans, nous sommes un village sans terres ».

Ces lamentations recueillies le 03 octobre dernier sont de Nicolas Sabom Nguié, notable à la chefferie de 3e degré du village Pungu aviation, dans l’arrondissement de Lokoundje, département de l’Océan, région du Sud. Dans cette contrée située à 12 km du centre urbain de Kribi, les populations vivent l’inquiétude et la peur d’être déguerpies à tout moment par l’État. « C’est le suspense pour nous. Cela dure 23 ans.

Chaque jour qui se lève, nous nous attendons à ce qu’on vienne nous dire de déguerpir. Cela fait que nous ne construisons pas, nous ne cultivons pas les champs normalement. Parfois nous réfléchissons beaucoup pour enterrer nos morts. Car nous savons que nos propres terres ne nous appartiennent plus. L’État a tout arraché pour donner à l’aviation civile », a indiqué d’une voix angoissée, Suzanne Mabiama, quinquagénaire.

C’est que, les riverains de cette localité sont expropriés depuis 23 ans. La zone dans laquelle ils vivent a été déclarée d’utilité publique (Dup) en 1998 pour la construction de l’aéroport de Kribi. Le projet a occupé une superficie de 125 hectares (ha). Des infrastructures ont été faites, notamment un bâtiment et une piste d’atterrissage dont se sont servis, pendant quelques années (trois ans environ, Ndlr) des aéronefs militaires et des avions privés.

Pour permettre de réaliser ces ouvrages en leur époque, les habitants du site, à qui le projet avait été expliqué dans le cadre d’une rencontre de sensibilisation, avaient été déguerpis pour se reloger quelques kilomètres plus loin.

« Une petite prime de 150.000 Fcfa nous avait été donnée par le général Biaise Benae, qui était en charge du projet, afin qu’on aille se faire des cases plus loin, en attendant des informations relatives à une possible indemnisation. Vu que la zone était déclarée d’utilité publique », a confié, le 12 octobre de cette année, un notable du village, visiblement octogénaire.

« Sauf que depuis 1998jusqu’à nos jours, nous n’avons jamais été indemnisés. Nous n’avons même jamais enregistré le passage d’une commission d’évaluation des biens. Mais chaque année, nous recevons des gens ici qui viennent nous préparer moralement en nous disant que nous devons aussi déguerpir là où nous sommes venus reconstruire, car le terrain de l’aéroport c’est 125 ha. Entre temps personne ne nous parle des indemnisations et nous n’avons aucune idée d’un possible site de recasement. C’est une atteinte criarde aux droits fonciers et coutumiers des communautés autochtones que nous sommes », rougit ce patriarche, qui ne tient presque plus sur ses jambes et dont le souci majeur est la postérité.

« Me voici mourant. Qu’est-ce que je laisse à mes enfants comme patrimoine foncier, du moment où l’État a tout arraché ? Pourquoi devrions-nous être étrangers sur nos propres terres?», fulmine-t-il. « Bien-sûr que les terres appartiennent à l’État. Mais c’est nous les gardiens. Nous y avons fait des mises en valeur qui ont été détruites. L’État ne peut pas venir comme ça nous dire de quitter sans dédommagement ou compensation. Que non ! Nous ne sommes pas des animaux ! » rétorque Nicolas Sabom Nguié.

Administration muette

À la chefferie, ne se tient aucune rencontre sans que l’un des points à l’ordre du jour ne concerne le sujet. «J’ai plusieurs fois répercuté les plaintes et les doléances de mes populations aux autorités administratives, qui nous demandent de rester patients. Elles nous disent que notre problème sera résolu », espère le chef du village, Sa majesté Maurice Mana Manyangani.

Mais ses administrés ne décolèrent pas. Surtout qu’après quelques années d’hibernation, le projet semble en voie de reprendre vie. « Vous voyez cette borne juste devant ma porte ? Elle a été placée là par une équipe de géomètres du cadastre l’année passée. C’est une preuve que d’un jour à l’autre, cette maison sera cassée. Je perdrai tout l’argent que j’y ai mis, tout comme mon père avait perdu sa maison jadis construite sur l’actuel aérodrome », s’offusque Philemon Mvuli Boua, rencontré dans son domicile par votre reporter le 6 octobre dernier.

Remonté, il grogne : « Des bornes du même genre, il y en a partout ici. Ils ont détruit nos cases, nos palmeraies villageoises et nos champs en 99 pour construire ces infrastructures. Nous avons été déportés manu militari pour être parachutés ici. Et maintenant ils viennent mettre des bornes devant nos maisons disant que Yaoundé veut entièrement occuper le site transformé en Dup. Ils veulent donc qu’on aille où »?

Il se trouve que les riverains de cette banlieue sont dans une véritable impasse, pris dans l’étau de trois projets qui les dépossèdent de leur patrimoine foncier : la construction Qadis) et l’aménagement (aujourd’hui) de l’aviation civile de Kribi ; l’extension de la plantation du palmier à huile de la Société camerounaise de palmeraie (Soca-palm) et la construction depuis l’année en cours de la route nationale Kribi-Akom 2 – Ebolowa. « Nous sommes dans l’angoisse.

L’aéroport est là, Socapalm est là et aujourd’hui c’est la construction de la route qui vient nous casser. Nous sommes actuellement comme dans une île, encerclés par ces trois mastodontes qui nous dictent leur loi. Ce que nous attendons sur place c’est soit la mort, soit un miracle pour nous délivrer», se résigne Nicolas Sabom Nguié.

Pour savoir la position de l’administration relativement à ces plaintes des communautés, nous saisissons par correspondance, le 30 septembre 2021, le directeur général de l’Autorité aéronautique, le préfet de l’Océan et le maire de la ville de Kribi.

Une semaine après, aucune réaction de leur part. Vendredi 8 octobre, le préfet de l’Océan, Nouhou Bello, dans une audience accordée à votre reporter, déclare ne pas pouvoir se prononcer sur le sujet, vu qu’il est en fonction à Kribi depuis huit mois seulement et ne maîtrise pas tous les contours de ce dossier qui date de 1998. Il estime néanmoins que les plaintes des populations sont légitimes et suggèrent que celles-ci viennent le voir pour poser leurs doléances afin qu’à son tour, il puisse les transmettre en hauts lieux. Par contre, du côté de la délégation départementale des Domaines, du Cadastre et des Affaires foncières de l’Océan, c’est le mutisme total.

De même que du côté de la Communauté urbaine de Kribi. Approché, Ahmadou, l’ingénieur des travaux cadastraux en service dans cette collectivité territoriale décentralisée, n’a pas daigné dire mot. « Je ne suis pas habilité à m’adresser à la presse », a-t-il lancé le 11 octobre. Et pourtant, il est la personne indiquée pour avoir travaillé en collaboration avec le cadastre et les techniciens de l’Autorité civile et aéronautique du Cameroun (Cca) sur le dossier.

Quant à cette dernière entreprise, au moyen de plusieurs relances faites pour avoir plus d’éclaircissements, Bernice Rufine Mbandem, responsable de la communication de la Cca, nous a répondu le 15 octobre : « Les questions d’expropriation relèvent de l’État (administration foncière). Et les indemnisations relèvent du ministère de l’Administration territoriale (préfecture). À notre niveau, nous cherchons encore les voies et moyens pour fiabiliser l’aéroport de Kribi afin que les avions d’un certain type puissent y atterrir. L’une de nos missions en tant que gendarme du ciel c’est d’assurer le développement du transport aérien », écrit-elle, en réponse à notre préoccupation. Par conséquent, les habitants de Pungu Aviation demeurent dans la détresse sans l’espoir d’un secours.

Législation Torpillée

Leur cas n’est pourtant pas isolé dans le département de l’Océan. C’est un abus de plus qui s’insère sur la liste de nombreux autres enregistrés en matière de droits fonciers des communautés autochtones. La législation camerounaise est pourtant bien encadrée en matière foncière.

Le préambule de la Constitution camerounaise du 18 janvier 1996 consacre le droit de propriété. « La propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer des biens garantis à chacun par la loi. Nul ne saurait en être privé si ce n ‘est pour cause d’utilité publique et sous la condition d’une indemnisation dont les modalités sont fixées parla loi ».

Le nouveau principe institué depuis 1985 par le régime foncier camerounais est celui de l’indemnisation préalable. « C’est-à-dire que tout propriétaire exproprié doit en principe être indemnisé avant que le bénéficiaire de l’expropriation ne s’installe sur le terrain exproprié. L’indemnisation préalable est une condition de l’expropriation et non l’une de ses conséquences », écrit Transparency International dans son livre « Les Défis de la gouvernance foncière au Cameroun ».

Or, ce n’est pas ce qui est pratiqué dans le chef-lieu du département de l’Océan. Les riverains de la bande côtière Kribi-Campo réclament, depuis 2010 jusqu’à ce jour, la deuxième phasse de paiement des indemnisations relatives à l’expropriation pour cause d’utilité publique du projet de construction du complexe industrial portuaire de Kribi.

Tout comme les populations du corridor de l’autoroute Kribi-Lolabe, celles de la route Kribi-Grand Zambi et Kribi-Akom 2-Ebolowa. Ainsi, il faut le dire sans ambages, que la loi n”85/09 du 4 juillet 1985 relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique et aux modalités d’indemnisation est torpillée par l’administration.

Par ailleurs, il se pose à Pungu le problème de la non-utilisation du terrain exproprié dans les délais. L’arrêté d’utilité publique date de 23 ans. Les 125 ha prélevés du patrimoine foncier des communautés n’ont jamais réellement été utilisés. L’espace qui abrite l’aérodrome actuel est d’à peine 3 ha. Or, l’aviation proprement dite est tombé en ruine parce qu’abandonnée depuis plus d’une quinzaine d’années, faisant constater la caducité et l’obsolescence de l’arrêté d’utilité publique.

L’article 13 du décret de 1987, complétant la loi du 4 juillet 1985 relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique, dispose que « l’arrêté de déclaration d’utilité publique devient caduc si, dans un délai de deux ans à compter de la date de notification au service ou organisme bénéficiaire, il n’est pas suivi l’expropriation ». C’est pour cette raison que les habitants demandent aussi l’annulation de cette Dup afin que leurs terres leur soient restituées. Car, au regard de ce qui précède, elle est caduque.

Source: Mutations