Il y a vingt-huit ans, le premier président de la République du Cameroun décédait à Dakar, au Sénégal. Sa dépouille n’est toujours pas retournée au bercail. Ce que Paul Biya considère comme “un problème d’ordre familial” ressemble de plus en plus à une affaire d’Etat.
Dans une interview accordée récemment à la chaîne de télévision française France 24, Paul Biya aborde la délicate question de la dépouille de son prédécesseur restée à Dakar depuis sa disparition le 30 novembre 1989. Paul Biya dit notamment : “ J’ai cru comprendre qu’il y avait un problème pour ce qui est de l’ancien président (…) Oui. Il y a eu des événements malheureux sur lesquels je ne reviendrai pas, en 1984, et l’Assemblée nationale, sur ma proposition, a voté une loi d’amnistie. Ceux qui ont vécu ces tristes événements ont retrouvé leurs droits, il y en a même qui sont au gouvernement. Le problème du rapatriement de la dépouille de l’ancien président est, selon moi, un problème d’ordre familial (…) ”.
Le chef de l’Etat ajoute d’ailleurs qu’il n’a pas d’objection au retour de ladite dépouille : “ Je dois dire que le fils de mon prédécesseur est député. Je n’ai pas de problème avec la famille de mon prédécesseur. Ses filles et fils vont et viennent et personne ne les a jamais inquiétés. Si la famille de mon prédécesseur décide de faire transférer les restes du président, rapatrier Ahidjo, c’est une décision qui ne dépend que d’eux. Je n’ai pas d’objection ni d’observation à faire ”, souligne-t-il.
Ahmadou Ahidjo
Photo: © Archives
Cela signifie-t-il que la famille de feu Ahmadou Ahidjo n’a jamais formulé le vœu ou la demande de rapatriement de la dépouille de l’intéressé auprès des services compétents en la matière ? Paul Biya veut-il dire que c’est la famille d’Ahidjo qui ne voudrait pas faire revenir les restes de l’ancien président de la République ? En réduisant le rapatriement de la dépouille d’Ahmadou Ahidjo à “ un problème d’ordre familial ”, le chef de l’Etat se rend-il compte qu’il fait de son prédécesseur un simple et ordinaire citoyen ?
C’est visiblement à ce niveau que le problème ou le malentendu apparaît dans la perception de l’affaire par la famille de feu Ahmadou Ahidjo et le régime du Renouveau. Incompréhension Dans un long entretien accordé à Jeune Afrique Economie (N° 169, juillet 1993), l’ex-première dame et veuve de Ahmadou Ahidjo faisait des précisions qui restent d’actualité sur cette question.
Germaine Habiba Ahidjo indiquait avec fermeté ce qui suit : “ Je tiens à rappeler qu’Ahidjo était un chef d’Etat. Il n’appartient pas qu’à sa famille. Il appartient en premier lieu au peuple camerounais. Il n’est pas un simple citoyen. Il a été président de la République dans son pays, et il a été enterré ici (ndlr, à Dakar) par un président de la République (ndlr, Abdou Diouf). (…) Tout ce que je peux dire, c’est que l’on a fait en sorte que si un jour il devait rentrer au Cameroun, ce soit possible, dans le respect des rites de notre religion. Le reste ne m’appartient pas ”, avait-elle déclaré. Elle vit toujours à Dakar, au Sénégal, auprès de la tombe de son mari devant laquelle elle s’incline régulièrement.
Elle continue d’attendre un geste de réconciliation, dans le silence et la dignité, et avoue ne pas comprendre “toutes ces successions d’événements malheureux qui ont eu lieu et qui n’auraient pas dû arriver”. L’incompréhension qui règne globalement entre la famille d’Ahmadou Ahidjo et le régime de Paul Biya est à l’origine du statu quo sur le dossier relatif au retour de la dépouille d’un des pères fondateurs de l’organisation panafricaine. Emile Derlin Zinsou, ancien président du Dahomey (actuel Bénin), dans son oraison funèbre, à l’attention de son “ami et frère Ahidjo” fit ce témoignage pathétique : “ Heureux ceux qui meurent en laissant des traces, un sillon. Les sillons que tu as creusés attesteront longtemps encore aux yeux des générations qui se succèdent ce que tu fus que nul n’oserait contester : le bâtisseur, le père du Cameroun moderne. A la vérité, tu n’eus qu’une seule passion : le Cameroun (…) Nul ne pourra t’interdire d’histoire et empêcher que celle-ci, sereine et impartiale, dise que tu fus de ta patrie et de l’Afrique un grand et digne fils”.
Appelé “fantôme” par un ancien ambassadeur du Cameroun à Paris, lui-même décédé quelques années plus tard, Ahmadou Ahidjo reste et demeure le premier président de la République du Cameroun. Il aima son pays à sa façon. On peut lui reprocher son rôle dans l’assassinat de nombreux nationalistes camerounais et, surtout, la décapitation de l’Union des populations du Cameroun (Upc).
Chacun récolte ce qu’il a semé. Il n’a jamais eu droit à des obsèques nationales. Il s’est brouillé avant sa mort avec Paul Biya qui tarde à lui accorder, même à titre posthume, un dernier hommage. Affaire de famille ou affaire d’Etat ? L’histoire jugera.