Quand les activistes deviennent producteurs de « preuves »
L'appel d'Issa Tchiroma Bakary à la « ville morte » du 3 au 5 novembre a déclenché une course effrénée à la production d'images. Jeune Afrique a pu identifier les principaux acteurs de cette guerre de la preuve qui redéfinit les règles du militantisme politique au Cameroun.
Boris Bertolt, Paul Chouta et Nzui Manto : ces noms incarnent la nouvelle génération d'activistes numériques pro-Tchiroma. Dès l'aube du 3 novembre, révèle Jeune Afrique, ils ont coordonné une campagne massive de publication d'images censées prouver le succès du mot d'ordre. « Bepanda Tonnerre à Douala fermé », « Les commerces demeurent fermés ce matin à Mbouda », « À Garoua, les policiers en ont profité pour dormir un peu » : les publications s'enchaînent à un rythme industriel.
Boris Bertolt va jusqu'à avancer un chiffre précis : 78 % de suivi des « villes mortes » sur l'ensemble du territoire. Un niveau de détail qui impressionne mais que Jeune Afrique n'a pu vérifier de manière indépendante, illustrant le défi posé par cette nouvelle forme de militantisme statistique.
Jeune Afrique révèle une dimension inquiétante de cette mobilisation : l'usage de l'intimidation pour renforcer le mot d'ordre. Paul Chouta a diffusé une vidéo montrant une boutique incendiée, accompagnée d'un message sans ambiguïté : « Voici ce qui arrive aux commerces qui n'ont pas respecté les villes mortes. L'armée ne peut pas être partout. N'ouvrez pas ! »
Cette tactique marque une escalade dans les méthodes de l'opposition camerounaise. Selon les informations recueillies par Jeune Afrique, cette vidéo a largement circulé dans les milieux commerçants, créant un climat de peur. Peu importe que le camp Biya ait contesté l'authenticité de la séquence, affirmant qu'il s'agissait d'un « problème d'électricité » : le message a atteint sa cible.
L'enquête de Jeune Afrique met en lumière une transformation fondamentale de cet outil classique de contestation. Traditionnellement, la « ville morte » tire sa force de sa visibilité immédiate : rues désertes, commerces fermés, vie économique paralysée. Mais à l'ère des réseaux sociaux, c'est la bataille des images qui prime sur la réalité tangible.
Jeune Afrique a constaté que les deux camps produisent des contenus contradictoires à partir d'un même territoire. Une rue vide filmée à Douala peut coexister avec un embouteillage photographié à quelques rues de là. Les prises de vue, par essence parcellaires et souvent sorties de leur contexte, créent des réalités parallèles impossibles à départager sans présence physique généralisée.
« Dans cette guerre d'images, comment départager les deux camps ? » s'interroge Jeune Afrique après avoir analysé des centaines de publications des deux bords. La réponse est troublante : impossible. Une rue vide n'est pas nécessairement synonyme d'adhésion au mot d'ordre, pas plus qu'un embouteillage ne prouve son échec.
Jeune Afrique révèle l'existence d'un écosystème d'influenceurs politiques structuré de part et d'autre. Du côté de l'opposition, Boris Bertolt, Paul Chouta et Nzui Manto fonctionnent comme un triumvirat numérique, coordonnant leurs publications pour maximiser l'impact. Leurs comptes Facebook et X totalisent des centaines de milliers d'abonnés.
Face à eux, le camp Biya a mobilisé ses propres figures. Raoul Christophe Bia et Bruno Bidjang, que Jeune Afrique identifie comme des « journalistes-activistes », jouent un rôle symétrique. Leur statut hybride leur permet de bénéficier de la crédibilité associée au journalisme tout en servant ouvertement la communication du régime.
L'analyse exclusive de Jeune Afrique conclut à une mutation profonde du rapport à la vérité dans le débat politique camerounais. « Tout est donc communication, et la réalité devient un territoire disputé », constate notre enquête. Ce constat dépasse le simple cadre de la propagande : il témoigne d'une fragmentation de l'espace public où coexistent des vérités incompatibles.
Dans ce nouveau paradigme documenté par Jeune Afrique, les « observateurs indépendants ont bien du mal à se faire une place ». La médiation journalistique traditionnelle, fondée sur la vérification et le recoupement, se trouve débordée par la vitesse de production et de diffusion des contenus militants.
Ce « bras de fer, amorcé depuis de longs mois, mais aujourd'hui exacerbé », comme le révèle Jeune Afrique, illustre les défis auxquels sont confrontées les démocraties africaines à l'ère numérique : comment préserver un espace de vérité partagée quand chaque camp dispose des outils pour fabriquer sa propre réalité ?