Mon rap doit être le reflet de mon identité - Jovi

Jovi Interview Jovi 'Le monstre'

Tue, 15 Mar 2016 Source: www.abcdrduson.com

Avoir le cul entre deux chaises, être rappeur au pays de Bikutsi, étudier la musique en Inde, vouloir parler au subconscient. 5000 kilomètres qui séparent et un homme qui se raconte : Jovi au bout de la ligne.

« Parfois, je me dis qu’il faut avoir un minimum de folie pour faire du rap ici. » Il y a des phrases qui restent comme suspendues sur le fil d’une rencontre.

Elles racontent entre les espaces l’histoire de toute une vie. Le talent et la créativité qu’il faut mettre en œuvre. Les difficultés auxquelles on peut se retrouver confronté. Mais c’est justement dans les limites que se révèlent aussi les personnalités. Et c’est d’ailleurs sur le chemin qui l’a conduit en Inde, à Bangalore très exactement, que Jovi a compris : il sera artiste, rappeur et, surtout camerounais.

5 EP’s et 2 albums plus tard, cette idée d’un rap ancré dans un territoire ne semble pas l’avoir quittée, bien au contraire. Cet imaginaire est encore un peu plus exacerbé. Alors, avec lui, les vidéos se tournent au cœur du Mboa. Dans les bidonvilles, sur les toits des immeubles qui surplombent la ville, au volant d’une Volkswagen Caravelle. Chez Jovi, le 237 est partout. Sur les fringues qu’il arbore, dans le nom de ce label New Bell Music – en référence à New Bell un quartier populaire de Douala-, dans cette langue vernaculaire et dans les histoires qu’il raconte.

Mais l’arrogance ou les egotrips du rap s’effacent dès les premières minutes lorsqu’il s’agit de se présenter. Entre le chant du coq et le bruit d’une paire de sandales qui claque sur le sol se dessinent, au rythme d’une longue conversation, les utopies d’un trentenaire rêveur. Rieur très volontiers mais soucieux de son image et de l’héritage qu’il pourra laisser.

Abcdr Du Son : D’où viens-tu ?

Jovi : Je vis à Yaoundé mais je suis né à Douala. J’ai grandi dans le quartier Deïdo. Mais ma famille vient du Nord-Est du Cameroun, plus précisément de Ndu. Mon père vient de Ndu et ma mère vient de Tabiken.

A : Quelle est la musique de là-bas ?

J : Ils ont les rythmes sur lesquels les villageois dansent. C’est plus des musiques folkloriques qui se font en groupe avec des instruments plus traditionnels. Mais je dirai que la tradition s’arrête aux portes du village. La majorité des personnes qui nous ont enseigné la musique en Afrique venaient des églises. On t’y apprend à chanter dans une chorale, les mélodies ou les harmonies. Ca veut dire que la base même, quand on éduque les jeunes africains, ce n’est pas une musique africaine. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire.

A : Que la musique que l’on voit comme africaine s’est construite sur des influences qui viennent aussi de l’extérieur.

J : Exactement. Je peux te donner un exemple plus actuel qui va dans ce sens. Quand tu fais du son sur ton ordinateur, tu es obligé de faire ça à partir des librairies qui font l’architecture de la musique de l’Ouest. Après, je le reconnais, certains de nos instruments y sont. Mais ça sonne souvent comme une pièce exotique. Et ça, la majorité de nos artistes n’en ont même pas conscience.

A : Ça semble être problématique.

J : Oui, surtout parce que beaucoup grandissent en voulant faire comme ce qu’ils voient à la télé. Il n’y a pas assez de protectionisme culturel. On est dans un pays sous-développé, on est dominé par les médias étrangers. Mais les gens doivent comprendre : faire un beat à la DJ Mustard, même en chantant en patois, c’est juste lui préparer le terrain. Parce que c’est lui qui sera accueilli comme une star le jour où il viendra jouer dans ton pays.

A : Et c’est pour ça, cette télé dans le clip de « EtP8Koi » qui sillonne la ville ?

J : La télé qui marche c’est un peu comme dire : « je suis en train de diffuser ça dans tout le pays«. La télé qui marche, c’est un peu comme quand Kanye lance « New Slaves » sur les murs. Mais maintenant, tu vas traduire ça comment en Afrique ? Tu ne vas pas faire ça avec des hologrammes ou des projecteurs ! Bon… bah, tu utilises une télé à tubes, même pas un écran plat.

A : Je suppose que rapper dans une langue vernaculaire (du douala, du pidgin camerounais, du français, de l’anglais..) a donc toute son importance.

J : Je rappe comme je parle tous les jours. Comme un camerounais qui a grandi dans une région urbaine et qui est capable de parler plusieurs langues à la fois. On nous oblige à parler anglais et français à l’école. Et à la maison, tu apprends d’autres langues. Donc on grandi dans ce métissage. Il a des avantages mais aussi un très gros inconvénient : on peut passer toute sa vie à chercher à être autre chose, un truc imaginaire, sans vraiment réussir à comprendre ce qu’est être camerounais.

A : Le cul entre deux chaises.

J : Voilà ! Il y a beaucoup de cassures dans ton évolution. On t’apprend d’abord à parler ou à écrire dans une langue qui n’est pas la tienne. Et c’est vraiment ça parce que sur nos cartes d’identités ou sur nos tombes, on peut écrire en français et en anglais « Rest in peace, repose en paix » avant même d’écrire le nom de la personne. C’est presque schizophrénique. À un moment, j’ai pensé à choisir. Mais si ça ne sort que dans une seule langue, ça ne sonne pas vrai. C’est ce qui amène le truc à un autre niveau. Si tu essaies d’écrire une histoire, elle doit avoir une authenticité. Et puis, je ne peux pas exprimer la colère en français comme je le fais quand je parle comme un camerounais.

A : J’ai l’impression que tu es porté par la rage de le dire.

J : C’est dur de faire du rap au Cameroun parce qu’il y a une sorte de sélection naturelle. On ne pense pas qu’on peut faire cette musique-là parce qu’on n’a pas vraiment le profil pour. En plus, ça n’est pas la première des musiques ici. C’est encore vu comme un quelque chose qui vient de l’étranger. Mais je déteste l’idée qu’on puisse écouter ma musique et ne pas comprendre que je suis camerounais. Mon rap doit être le reflet de mon identité.Quand je parle des difficultés que je traverse, vu de l’extérieur, les gens peuvent penser que c’est politique. Mais ça n’est pas politique. Je raconte juste nos vies. La vie normale d’un enfant qui a grandi ici. Là où tu manges, là où tu dors, là où tu vas au marché. Si tu ne le montres pas, qui le fera ? Après, il y a des expressions ou des émotions qui sont universelles. Partout dans le monde les gens boivent, se droguent, courent après les filles, se marient, font des enfants, se détestent… Donc quand tu écoutes un américain le raconter tu peux t’y retrouver. On ne peut juste pas avoir la même façon de le dire. Cela n’aurait pas de sens si je faisais ça posé dans une jeep ou un jacuzzi.

A : Pour en revenir à tes débuts, tout commence vraiment quand tu pars en Inde étudier la musique, pourquoi ce pays-là ?

J : Déjà, j’ai toujours voulu faire ça à cause de Dr. Dre. C’est l’une de mes plus grandes influences. Quand j’ai vu qu’il mixait ses sons lui-même, j’ai voulu faire pareil. En plus, ça m’a permis de réaliser qu’en produisant ses titres, on entendait la musique autrement. Je savais aussi combien ça pourrait me coûter si quelqu’un devait le faire à ma place. Et comme je n’avais pas l’argent, il fallait que je trouve une solution. J’ai fait ça en Inde parce que je savais que, là-bas, je ne serai pas dépaysé. Je pouvais y trouver mes repères, voir des gens comme moi.

A : Et puis c’est aussi un pays à l’histoire musicale très riche.

J : En Inde, la musique est très vieille. Ils ont un hymne national qui a plus de 500 ans. Mais la différence entre eux et nous, c’est qu’ils ont des témoignages physiques de leur histoire. Ils ont des temples un peu partout qui ont peut-être 100 ans. Donc quand on te dit : « Oh ce temple c’est celui de la jeune princesse, elle était jalouse alors on a construit ça ici », on ne te raconte pas simplement une histoire. C’est là en face de toi et je pense que ça joue un rôle dans la construction de ton identité. J’ai d’ailleurs vraiment compris ce que ça voulait dire être camerounais durant mes deux ans en Inde. Et aussi ce que ça voulait dire être artiste. J’ai rencontré un musicien, Rishi Harikesh, qui est devenu mon mentor. Il m’a appris à analyser et à penser ma créativité à un niveau supérieur. Il m’a aussi montré que, être artiste, ça voulait dire poser son pied sur un sol qui n’avait pas encore été exploré. Il faut chercher à parler au subconscient. Drake fait ça très bien par exemple. J’y ai aussi rencontré Rachel, ma meilleure amie. Une américaine qui vit depuis au Cameroun et qui travaille avec nous sur mon label New Bell Music.

A : Tu as parlé de subconscient et le nom de Drake est venu tout de suite dans la conversation, pourquoi ?

J : Drake a une façon très cinématographique d’écrire sa musique. Lui et 40 ont joué la comédie plus jeune et tu le sens dans leur façon d’écrire leur musique. Et puis Drake appuie sur des boutons et ça parle tout de suite à tes émotions. Quand il rappe « When was the last time you did something for the first time », on peut tous se le demander. Et des phrases comme ça, il en a beaucoup. Tu me parlais de Lamar et du succès de son dernier album To Pimp A Butterfly tout à l’heure [NDLR : au moment de notre entretien, Kendrick Lamar est en lice pour les Grammy]. Tu me disais à quel point cet album est bon. Je ne vais pas te dire le contraire mais Kendrick, il parle à ton intellect. Dans mon pays, les gens répondent aux rythmes et à ce qui va les faire résonner à l’intérieur. Alors c’est pour ça que je te parlais de Drake. Parce que moi, j’ai compris que c’était vers ça que je devais aller.

A : L’un de tes autres modèles dans la musique c’est Bob Marley.

J : C’est vraiment quelqu’un que je regarde comme un exemple. Lui, il était sur une île mais ce qu’il chantait a inondé le monde entier. Ce n’est pas la grandeur de son pays qui a fait sa musique. En plus, ils avaient un style de vie pas vraiment orthodoxe, avec leurs coupes de cheveux bizarres. Mais leur musique ne mentait pas. Et pour moi, c’était de vrais rebelles. Ils n’essayaient pas de faire comme les autres.

A : Cette année, tu as sorti 2 EP’s et un album que tu as entièrement autoproduit. Tu ne t’arrêtes jamais ?

J : J’étais dans mon studio avant que tu appelles. Je suis peut-être 18 heures par jour dans cette pièce, à côté de ma chambre. Quand tu es pauvre, tu peux passer tellement de temps à fantasmer ton studio que tu n’as pas envie d’en sortir une fois que tu es équipé ! Il m’a fallu un an avant de pouvoir acheter mon matériel. Et j’en ai tellement rêvé que j’avais l’impression de le connaître par cœur avant même de l’avoir reçu. Mais cet équipement, il ne m’a même pas coûté plus de 1000 dollars. Ce qui compte, c’est de savoir faire les bons choix et surtout de savoir bien s’en servir ensuite.

A : Apprendre à faire quand on est limité.

J : Voilà, un avantage quand on est pauvre. Mais bon, si mon micro lâche je vais peut-être rester deux semaines sans pouvoir enregistrer. Il va falloir que je trouve quelqu’un qui m’en ramène un autre. Parce qu’ici on n’a pas tout ça. Même si tu as l’argent, tu ne peux pas aller acheter ça. Parfois, je me dis qu’il faut avoir un minimum de folie pour faire du rap ici. C’est comme si tu regardais un mur et que tu te disais : « Regarde, je te jure, je peux le traverser ! » Mais la passion te fait oublier la douleur. Même si, oui, souvent c’est vraiment dur.

A : Et comment envisages-tu la suite ?

J : Récemment, j’ai travaillé avec Akon. Ensemble on a fait le morceau « Shine The Light ». En ce moment, je suis sur mon troisième album. Il est bouclé à 65%. Je suis aussi en train de construire un studio où il y aura une vraie console son. Sinon je voudrai travailler avec des artistes comme Stromae. D’ailleurs, il a mentionné mon nom dans une interview et j’ai trouvé ça cool. Youssoupha aussi. On est des frères de sons. Il m’a appelé comme ça parce qu’on a tous les deux utilisé le titre « Pitié » de son papa pour un morceau. Mon rêve serait que le monde entier puisse entendre notre musique. Je fais ça surtout pour la jeunesse de mon pays. Pour le moment, réussir dans le rap au Cameroun reste exceptionnel. Si tu y arrives c’est que tu peux réussir dans tout. J’ai envie de leur prouver que c’est possible, qu’il faut s’accrocher à ses rêves. Il y a beaucoup de gens qui nous soutiennent aussi. Et ça, ça aide beaucoup.

Jovi est nommé dans la catégorie meilleur album de l’année aux Koras Awards 2016 qui se dérouleront en Namibie le 20 mars prochain avec son Mboko God.

Il vient de sortir le EP Bad Music disponible ci-dessous.

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Source: www.abcdrduson.com